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Russie: à l’Est, rien de nouveau – La Tribune.fr

« Une ambition désordonnée, immense, une de ces ambitions qui ne peuvent germer que dans l’âme des opprimés, et ne se nourrir que du malheur d’une nation entière, fermente au cœur du peuple russe ». Ces quelques lignes écrites par le marquis de Custine en 1839, en visite à la cour de Nicolas II à Saint-Pétersbourg résonnent toujours aussi étrangement à chaque résurgence de l’empire russe sur son « étranger proche ». « Cette nation, avide à force de privation, expie d’avance chez elle, par une soumission avilissante, l’espoir d’exercer la tyrannie chez les autres, la gloire, la richesse qu’elle attend la distraient de la honte qu’elle subit, et pour se laver du sacrifice impie de toute liberté publique et personnelle, l’esclave, à genoux, rêve de la domination du monde ». Nonobstant le solide racisme aristocratique d’un auteur du milieu du XIXème siècle dressant un tableau très pittoresque de la Russie tsariste, il n’en reste pas moins que ce carnet de voyage rappelle à l’actualité, notamment depuis le début de la crise ukrainienne.

Le traumatisme des années 90, encore là

De fait encore en grave période de privation, la Russie ne s’est toujours pas relevée du traumatisme qu’elle a connu dans les années 1990 quand le capitalisme le plus prédateur s’y est invité sans période de transition, conduisant à des inégalités économiques presque sans équivalent dans le reste du monde. Mais malgré deux décennies d’ajustementset un boom pétrolier ayant démultiplié les recettes de l’Etat, la route entre Moscou et Saint-Pétersbourg ne possède encore que deux voies par endroit, et un quart des habitants de la seconde ville du pays s’entassent toujours avec résignation dans des logements communautaires, avec souvent des rideaux en guise de séparation physique entre deux familles

.Dans les campagnes, l’eau courante un luxe, les soins médicaux, un rêve

Dans les campagnes – qui continuent de se vider à une vitesse alarmante – l’eau courante reste souvent un luxe, et les soins médicaux un rêve, la Russie étant classée 130ème en terme de qualité des soins par l’OMS, et parallèlement à un léger regain démographique ces dernières années, l’espérance de vie masculine stagne depuis des années autour de 65 ans. De même, malgré des discours rivalisant de volontarisme des politiciens, la Russie ne parvient toujours pas à exporter en quantité significative de produits manufacturés en dehors du domaine très spécifique de l’armement, malgré quelques réussites notables en matière de télécoms ces dernières années. En 2010, les matières premières représentaient ainsi près de 80% des échanges du pays avec l’extérieur…

Poutine joue sur le vieux registre des souverains russes

Difficile de croire dans ces conditions qu’un homme ait pu être élu à – quasiment – 5 reprises, de façon consécutive. Mais habile à vanter son aura militaire, construite durant la très sanglante seconde guerre de Tchétchénie, Vladimir Poutine joue sur le vieux registre des souverains russes, éclipsant le terrible retard économique du pays sur son voisin européen par des coups d’éclat territoriaux permanents, et des appels récurrents à la « gloire » passée des périodes tsaristes et soviétiques. Toujours habile à arbitrer les relations de pouvoirs des différents clans se partageant le juteux contrôle des – rares – secteurs productifs de l’économie, Vladimir Poutine est progressivement parvenu à construire le consensus autour de sa personne au sommet de l’État russe. Cet espace politique étrange peuplé d’anciens apparatchiks du PCUS, d’arrivistes bien connectés, de politiciens et d’incontournables siloviki – hommes forts – des services secrets et de l’armée, opère aujourd’hui dans l’impunité des vitres teintées des Mercedes d’import et des très select boites de nuit de la tentaculaire capitale moscovite.

Une corruption à tous les niveaux, qui rend impossible l’insertion de la Russie dans l’économie mondiale

Rongeant les bénéfices des entreprises locales et étrangères, la corruption se retrouve donc à tous les niveaux de la société, de la très tristement célèbre police routière au plus haut niveau de l’État. Empêchant toute forme de compétitivité, le modus vivendi actuel, qui voit la captation par les oligarques des richesses nationales en échange de leur soumission au Kremlin, rend pour le moment impossible toute forme d’intégration de la Russie à l’économie mondiale.

Le verrouillage de ce système s’effectue très classiquement, avec l’exil, voire l’assassinat pur et simple des frondeurs, renâcleurs, ou simples tombés en grâce. Pour les journalistes ou politiciens d’opposition cherchant à mettre au jour le fonctionnement interne de cet imbroglio en mutation permanente, la mort est également une sérieuse possibilité, la défunte Anna Politovskaya l’ayant appris à ses dépens pendant son enquête sur de mystérieux « attentats » aux commanditaires toujours inconnus ayant causé la panique avant la première élection de Vladimir. Poutine. Toute ingérence étrangère y est vaine : à peine entrée dans l’OMC, la Russie s’est immédiatement lancée dans une série de graves infractions malgré les protestations de ses partenaires.

L’âme russe…

Ayant rassemblé sans partage le sommet de la société russe au prix exorbitant du développement du pays, difficile donc pour les occidentaux de comprendre la gigantesque popularité de ce président omniprésent, à la richesse estimée par Forbes – source certes douteuse – à 70 milliards de dollars dans un pays où une femme meurt toutes les heures des mains de son mari, et où la mortalité infantile a toujours des niveaux embarrassants (équivalent au Costa Rica), la corruption étant encore un facteur dans l’obtention des diplômes de médecine de certaines facultés. L’invocation d’une « âme russe » décrite en introduction par Custine et à laquelle se réfèrent par exemple sans cesse les kremlinologues et historiens américains tels qu’Edward Keenan ou Richard Pipes semble rester un facteur d’explication central, malgré le profond déterminisme qu’il implique.

 Une popularité liée à un volontarisme en politique extérieure

Force est en effet de constater que la période de popularité sans équivalent que traverse actuellement Vladimir Poutine reste profondément liée à son volontarisme en politique extérieure et à son ambition de « restaurer » un maximum de territoire à une Russie décrite en permanente comme assiégée par un Occident dont elle semble rejeter les valeurs tout en imitant ses structures. La confrontation actuelle, à l’intensité sans précédent depuis la Guerre froide, parait bien mobiliser tant  dans les villes que les campagnes sur le thème d’une Russie redevenue une menace mondiale, à la puissance restaurée, mais dont les actions sur le terrain se mesurent pourtant – à l’exception du coup de maitre de la Crimée – à quelques milliers d’hectares ukrainiens mal tenus par un agglomérat de troupes d’élites du GRU et de vagues bataillons de recrues locales assemblés à la va-vite pendant le printemps.

Restaurer une « fierté » russe

Comme pendant le choc de la guerre en Géorgie en 2008, Vladimir Poutine fait louvoyer son pays entre l’imaginaire de la restauration de la « fierté » russe – dont le corolaire semble être l’empire – et l’aggravation de conditions économiques déjà difficiles en semblant estimer avec difficulté sa marge de manœuvre avant de sérieuses réactions occidentales. Ayant définitivement fermé la porte à la politique de « reset » de Mr. Obama, qui cherchait pourtant désespérément à intégrer la Russie aux responsabilités du système international – certes selon les règles des Etats-Unis -, le gouvernement semble aujourd’hui faire le choix d’un retrait total du sommet traditionnel du pouvoir international (Etats-Unis – Europe) pour tenter de créer un groupe concurrent fondé autour des « BRICS » dont la plupart – notamment le Brésil – n’en demandaient pas tant. Malgré l’indéniablement généreux contrat de gaz naturel gagné avec la Chine en début d’année, de nombreuses infrastructures sont à construire pour acheminer ledit gaz, alors même que les installations extractives sont en bonne partie encore soviétiques, et que les énormes gisements du cercle arctique – nécessaires pour maintenir le niveau de production – ne peuvent à priori être atteints sans matériel occidental, bloqué par les sanctions.

 Dans une situation très inconfortable

Vedomosti, un des principaux journaux économiques du pays lançait récemment que « dans le monde utopique imaginaire du Kremlin, la Russie est déjà le noyau d’une puissante alliance régionale de l’Atlantique à l’Océan Indien. Cette union est une force avec laquelle l’ensemble du monde doit compter puisqu’elle est composée d’une armée russe équipée des dernières technologies et armes, et envahira le monde entier ». De fait, face à l’incapacité répétée du pouvoir central à diversifier l’économie (la projet récent de silicon valley russe à Skolkovo est désormais en sérieuse difficulté), et les problèmes de gestion récurrents de champions nationaux comme Rosneft gérés par ceux que Churchill appelait – en 1947 – les « aventuriers cosmopolites s’étant établis sur [la Russie] et la taillant en pièce »,  la Russie se trouve aujourd’hui dans une situation très inconfortable.

Tout miser sur les pays en développement

S’étant définitivement aliéné un Occident occupant à la fois traditionnellement le modèle à imiter – depuis les premiers tsars – et celui de persécuteur sans merci, il reste à espérer que le choix de Vladimir Poutine d’opérer un retournement à toute vapeur sur des pays en développement permettra à l’industrie nationale d’obtenir des marchés qu’elle n’aurait eu aucune chance d’obtenir en Europe, à défaut d’être rationalisée en profondeur de façon à créer un écosystème enfin compétitif.

A l’Est, rien de nouveau…

Nikolai Berdayev, sans doute le plus français des philosophes chrétiens russes, observait avec un désespoir consommé la révolution russe de 1917 qui fait aujourd’hui un glacial écho avec la situation du pays depuis la fin de l’URSS. « Nous avions reçu la Russie du vieux pouvoir dans une forme terrible, malade et lacérée, et nous l’avons menée dans une pire condition encore. Il n’est pas apparu après la révolution un retour à la santé, mais plutôt le développement d’une maladie, un « empirement  » progressif du pays. Ce n’est pas la nouvelle vie qui se révèle et fleurit, mais plutôt l’ancienne, qui se détache et pourrit ». Pour une Europe toujours autant fascinée par ce pays décidément unique qu’échaudée par le douloureux débordement soviétique du siècle dernier, à l’est décidément rien de nouveau.

Source Article from http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20140902tribf3d54a0d7/russie-a-l-est-rien-de-nouveau.html
Source : Gros plan – Google Actualités

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