Elle dérange, la personne bisexuelle, comme la métisse. Surtout les fanatiques de l’identitaire. Pour eux, elle n’est jamais du bon côté, toujours louche, dans l’entre-deux, mauvais genre ou mauvais sang. Batarde. Voilà pourquoi, le 23 septembre est depuis 1999 la journée de la visibilité des bisexuels – the Bi-visibility Day.
Ce jour-là, les défenseurs de la cause « Bi » rappellent combien elle est toujours déconsidérée, tant par ceux qui rejettent les homosexuels que par certains mouvements gays. En France, l’association Bi’Cause – qui appelle à manifester le 23 – a été créée en 1997 par un groupe de femmes qui « ne se reconnaissaient pas sous les dénominations « hétérosexuel » ou « homosexuel » et se trouvaient exclues des groupes gays et lesbiens de l’époque. »
Voilà pourquoi la bisexualité gène. Elle interpelle les classifications courantes de l’anthropologie, la psychologie, la philosophie, la sexologie, la morale. Elle redistribue les cartes du jeu amoureux, elle interpelle la rigueur des identités, elle entretient le flou, elle cultive la fantaisie. Elle nous révèle que l’homosexualité comme l’hétérosexualité ne sont pas nées, programmées, définitives – des « essences ».
Allez voir sur le site du 23 septembre, tout de violet paré, si vous voulez vous manifester : http://september23.bi.org
Des chiffres et des êtres
Combien de bisexuels en France ? C’est difficile à évaluer – à penser. Ce serait comme demander « combien de divisions ? ». Car, justement, la définition du bisexuel n’est pas simple – c’est toute une palette d’attirances. Tenez, le fait d’avoir eu quelques « expériences » homosexuelles fait-il de vous un bisexuel ? Encore faudrait-il s’entendre sur l’idée d’expérience. Ou encore d’être attiré, ou troublé, par une personne du même sexe, sans oser passer à l’acte, cela relève-t-il d’un désir trouble – bisexuel ou homosexuel ? Et que penser du macho affirmé qui craque pour un travesti efféminé, s’entiche de sa double nature et sa sexualité composite ?
Aux États-Unis, le rapport Janus de 1994, un document sérieux, avance qu’il y aurait plus de bisexuels déclarés – 5% chez les hommes, 3% chez les femmes – que d’homosexuels – respectivement 4% et 2 %. En France, l’enquête la plus renseignée, « Contexte de la sexualité en France », 12,000 personnes interrogées, donne des évaluations intéressantes. En moyenne, 4% des hommes et des femmes hétérosexuelles déclarent avoir eu, à l’occasion, des relations avec quelqu’un du même sexe.
Dans l’agglomération parisienne, où la pression normative est moins forte, ces valeurs montent : 6% des femmes et 7,5 % des hommes disent avoir déjà eu des pratiques bisexuelles – pour 3,2% et 2,9% seulement dans les communes rurales. Ces évaluations augmentent dans les milieux bac+2, où 11,4% de femmes et 14,6% d’hommes reconnaissent de affaires homo-bisexuelles. Ces chiffres recoupent ceux avancées par le sociologue québécois Michel Dorais en 1993 : parmi les citadins, 17% d’hommes et 10,5 % des femmes auraient dérapé. Selon lui, les bisexuels sont « les trouble-fête de l’intégrisme identitaire. Ils nous rappellent surtout que tout le monde n’est pas forcément d’un bord ou de l’autre ».
Ce sont des toujours clivages et des habitus très puissants d’être du bon bord : homo ou hétéro. Ce son des désirs aussi, bien sûr, bien ancrés dans les corps. Mais nous savons tous combien ils sont volages, les désirs comme les plaisirs. Pour beaucoup de gens, la sexualité serait associée à un genre. Un homme, un vrai, pensent-ils catégoriquement, ne se fait pas enfiler. Il ne suce pas, ne s’abandonne pas. Pour eux, seul le pénétrant définit le mâle – l’homme. Quant à la femme, elle est destinée à le recevoir, n’est-ce pas ? Voilà le leitmotiv social. L’hétéro n’est jamais homo, le mec jamais femelle, le baiseur jamais baisé, jamais biaisé. Beaucoup ne conçoivent pas qu’une personne puisse, une heure seulement, se tromper d’étage, glisser dans la nuit, virer mauvais genre, ou tomber amoureux de jeune Rimbaud ou la jolie Colette.
La vie d’Adèle
Pourquoi est-il difficile de chiffrer la bisexualité ? Elle n’est pas reconnue en société, elle est compliquée à définir, elle pourrait être juste libertine ou hédoniste – secrète. Ajoutons que la bisexualité est presque toujours une découverte existentielle, un emportement soudain. Un matin de printemps, une nuit de Walpurgis, une rencontre trouble se fait, une émotion forte émulsionne un individu, la personne bascule, sa substantifique moelle se trouble. Il ou elle se croyait tout hétérosexuel ou gay, univoque, unitaire, unicitaire, mais non : une créature est passée par là, qui chamboule ses désirs.
C’est l’histoire bouleversante racontée par la palme d’Or de Cannes, « La vie d’Adèle » d’Abdellatif Kechiche. À 16 ans, Adèle sort avec des garçons, c’est normal, bienvenu, jusqu’à ce jour parfumé où elle croise Emma, la jeune femme aux cheveux bleus. Sa vie chavire. Elle découvre, fascinée cet être pas comme les autres, elle explore de nouveaux plaisirs, un désir neuf – ses forces vives.
« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » écrit Rimbaud. C’est vrai que beaucoup de bisexuels le sont devenus à cet âge. L’adolescence est l’âge expérimental, l’époque bénie et libre, vagabonde, enjouée, passionnelle, les tabous ne nous ligotent pas encore, le sang bouillant, les nerfs tout neufs, le plaisir à fleur de peau, l’enthousiasme à vivre nous préservent des interdits. Tout ce jeune monde veut apprendre, se dépenser, rire, jouer, jouir. Dans les lycées, les dortoirs, les vestiaires, les piscines, les petits mecs se bagarrent, se rapprochent physiquement. Ils comparent leur truc, ils se traitent de petite bite, de puceau. Poteaux, frèrots. Des jeux tordus suivent, des paris stupides. On veut tout essayer, le diable se délecte avec nos dents. Un jour, sous une douche, les caresses glissent, la bonté nous entraîne. C’est très viril d’abord, puis les délices viennent. Et Verlaine chante…
Paul, un athlète blond aux pectoraux superbes
Poitrine blanche, aux durs boutons sucés ainsi
Que le bon boût ; François, souple comme des gerbes
Ses jambes de danseur, et beau son chibre aussi
Un peu d’histoire grecque…
Aujourd’hui peu visible, la bisexualité était pourtant courante, courue et normale – puisque nous parlons de normes – dans la Grèce antique. Allons donc voir chez les Grecs… Le législateur et poète athénien Solon (vers 640-550), grand défenseur de la famille et du mariage, vante « les charmes juvéniles des garçons ». En – 514, le jeune Harmodios était « l’éromène » (le jeune aimé) de l’aristocrate Aristogiton (son « éraste » ou amant âgé), et tous deux tuèrent le tyran Hipparque : ils devinrent les « tyrannoctones », les héros de la démocratie athénienne et les frères d’Achille (l’amant et compagnon de combat de Patrocle). Selon l’orateur Eschine (vers 390-322 av JC), le rival de Démosthène (lui-même épris de Cnossion), une société qui rejette la bisexualité révèle son « odieuse barbarie », même si lui-même vante la pédérastie chaste. On sait encore que Socrate, un homme marié, était amoureux d’Alcibiade et troublé par Charmide. On n’ignore pas non plus que les vieux « érastes » efféminés et homosexuels, moqués par Aristophane, étaient déconsidérés par l’opinion – l’adulte bisexuel père de famille (souvent marié à une femme jeune quand il était fortuné) devait toujours conserver une allure virile.
Dans la Rome antique, ces mœurs étaient aussi fort répandues, bien qu’ un « homme libre » ne devait, en théorie, jamais être pénétré – ce qui fait dire cyniquement à Sénèque : « la passivité sexuelle chez un homme libre est un crime, chez un esclave, une obligation, chez l’affranchi, un service ». Cette règle morale n’empêche pas les riches Romains de s’offrir des gitons prostitués, et le poète gréco-romain Plutarque (46-125) d’écrire : « Celui qui aime la beauté humaine sera favorablement et équitablement disposé envers les deux sexes ».
Quant au martial Jules César, qui fut un temps l’amant du roi de la petite Bythinie, Nicomède, Curion l’Ancien disait méchamment de lui : « César était le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris. » En effet, le futur tyran de Rome séduisait autant le sexe féminin – dont la reine d’Égypte Cléopâtre – que le masculin, parmi lequel, selon le poète Catulle, le chevalier Mamurra. Quant à l’empereur Hadrien (76-138), à l’apogée de l’empire, il se montra ouvertement bisexuel comme l’a montré Marguerite Yourcenar dans ses Mémoires d’Hadrien (1951) – elle-même trouvait le terme homosexualité « trop médical ».
De la fluidité sexuelle
Aliam vitam, alio mores, aujourd’hui, beaucoup, parmi les opposants au mariage homosexuel, définissent le bisexuel comme l’ennemi principal. De la famille pour commencer, puisque qu’il serait pour eux infidèle par définition – tant la réduction de l’individu à sa sexualité les obsède. Il incarnerait en somme la suite logique de la reconnaissance légale de l’amour homosexuel, le terme fatal d’une pente glissante. Que ce soit Eric Zemmour sur I-Télé, Marine Le Pen sur France Inter, ou encore l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF, proches des Frères Musulmans), tous ces prêcheurs affirment que le mariage gay mènera demain à l’effondrement des familles, puis à l’autorisation de la polygamie – et bientôt la polygamie bisexuelle. Ils voient dans le polysexuel une atteinte vivante à l’ordre naturel, ou la loi divine. Ce serait un être génétiquement mal formé, une sorte d’obsédé maléfique, d’adultérin à répétition, de dépravé avançant à voile et à vapeur, une créature foncièrement louche, réversible à plein temps, également attisée à tout moment par les deux sexes.
En réalité, dans la vraie vie, loin de cette panique morale, l’attraction alternée pour les autres, hommes et femmes, varie considérablement au gré des rencontres et des personnes – de leur esprit, leur allure, leur physique, leurs manières; sans compter leur savoir-faire sexuel. La passion amoureuse n’est jamais toute pulsionnelle, c’est une vision absurde de l’être l’humain. Et puis, s’il faut évaluer les désirs, alors chacun d’entre nous glisse au cours de sa vie sur l’échelle érotique établie par le docteur Alfred Kinsey, qui grade les préférences sexuelles allant de l’hétérosexualité stricte ne supportant pas l’index à l’homosexualité passive exclusive de la « tapette » – l’éventail est large et très coloré.
La vie avançant, nos existences se révèlent beaucoup plus fluides, mouvantes, multiples, capricieuses, emportées que les définitions courantes : hétéro, homo, bi. D’ailleurs, doit-on dire d’une personne qu’elle bisexuelle, ou juste sexuelle, ou aventureuse, ou curieuse, ou encore frappée par la foudre d’une personne ? N’est-il pas terriblement réducteur de toujours catégoriser la rencontre passionnelle en termes de sexualité – l’émotion est tellement plus vaste.
Hétérosexuels et homosexuels nés ?
Nous ne sommes pas tous des « hétérosexuels nés » ou « des homosexuels nés », comme le déclarait Nicolas Sarkozy à TF1 pendant la campagne électorale de 2007, ouvrant la boite de pandore de la dogmatique politique naturaliste. N’oublions pas que dès les années 1920, après Wilhem Fliess, Freud réfléchissait sur la dimension « pan-érotique » de l’être humain. Il constate alors combien la petite enfance est bisexuelle et polymorphe, anale autant que génitale, passant des plaisirs de la passivité à ceux de l’activité. Par la suite, à travers l’étude des cas de « Dora », de « L’homme aux loups » et d’« un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », il découvre les dispositions masculines et féminines de chacun, tout comme leurs possibles désirs et attirances pour des êtres du même sexe. Il s’intéresse à la bisexualité psychique de chacun d’entre nous, la dualité animus-anima, masculine et féminine de l’esprit – dont parlent aussi les psychanalystes Wilhem Fliess, Carl Jung et Christian David. Selon Freud, l’âge venant, la vie sociale nous prenant, chacun d’entre nous construit sa personnalité à travers le choix conscient ou inconscient d’une sexualité singulière.
De ce point de vue, certaines histoires d’artistes bisexuels, aux vies forts variées, sont célèbres. On se rappelle de David Bowie, qui revendiqua en 1976 sa bisexualité dans Playboy (« C’est vrai. Je suis bisexuel. Je ne peux pas nier que cela m’ait aidé, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée »), puis épousa en 1992 l’ancien mannequin Iman, avec qui il a eu une petite fille. On connaît encore les extravagances de Madonna embrassant tour à tour des hommes et des femmes dans le clip de Jean-Baptiste Mondino « Justify my love », sans oublier celles de Lady Gaga, qui déclarait le 12 septembre dernier sur la chaîne américaine Bravo qu’elle était bisexuelle, et aimait quelquefois « plonger dans l’étang des filles ».
PS / l’auteur de ce blog publie un nouveau roman en cette rentrée littéraire, « Maladie d’amour », chez NOVA Editions.
Source Article from http://sexe.blog.lemonde.fr/2013/09/23/pourquoi-la-bisexualite-derange/
Source : Gros plan – Google Actualités