Les sempiternelles questions, Déborah Wydrzynski les a entendues mille fois. Est-ce que ça n’est pas gênant de se mettre nue, comme ça, devant des inconnus ? Et son mari, ça ne le dérange pas ? Dire qu’on est modèle fait son petit effet. Tout le monde sait que Toulouse-Lautrec filait au bordel pour trouver des rousses prêtes à ôter leur panty, et le beau film de Mike Leigh sur Turner sorti en décembre ravive encore cette image.
Alors il faut toujours expliquer que non, ce n’est pas gênant. Que la nudité du modèle n’est pas une nudité ordinaire, que chacun garde à sa façon une intimité – Déborah ne lâche jamais ses cheveux. Quant à la pudeur, elle revient à la seconde où le cours est fini. La sellette est un carrosse qui se transforme en citrouille sitôt passé le temps de pose.
On retrouve Déborah par un petit matin bruineux, le nez dans son écharpe, à la sortie d’un métro du 20e arrondissement parisien. Aujourd’hui, c’est « une première fois » dans l’atelier de Jean-Charles Mainardis, auteur d’un Jaurès majestueux dressé devant la mairie de Trappes. Il donne un cours de sculpture à sept amateurs de haut niveau.
Un Gaveau centenaire repeint en orange fait comme un soleil dans cet univers de plâtre et de glaise. Au fond de l’atelier, près de la verrière, il y a une petite salle de bains. Pour Déborah, c’est un luxe inhabituel. Elle ne dispose d’ordinaire pour se déshabiller que d’un isoloir, paravent de bois ou cagibi avec tout un bric-à-brac, cerceau, roue de vélo, bâton, barres, accessoires qui lui permettront de soutenir une pose déhanchée ou de garder les bras levés.
Immobiles comme des pommes
Déborah propose trois figures. La petite assemblée vote pour la deuxième, assise, le bras droit posé sur le genou gauche. Maintenant, il va falloir « tenir la pose », selon l’expression séculaire. Là est le cœur du métier. « Il faut vous tenir comme une pomme, exigeait Cézanne. Est-ce que ça remue, une pomme ? » Ne pas bouger, donc, pendant les deux séances de trois quarts d’heure en usage chez les sculpteurs. Faire corps avec le bruit de terre malaxée et le souffle des radiateurs. De temps en temps, quelqu’un se lève, fait pivoter la sellette pour trouver son angle de vue.
Ils seraient 400 rien qu’à Paris et ses environs, hommes et femmes, à faire ainsi vœu d’immobilité, d’un atelier à un cours de dessin ou une école de restauration d’œuvres d’art, « ces endroits rares, dit Déborah, où tu peux avoir du silence pendant trois heures ». Poser est-il un métier ? Autour de cette question s’enlise à ce jour le dialogue entre les modèles d’art et le ministère de la Culture, et plus que jamais à l’heure des performances et du dessin assisté par ordinateur. Le métier est à part, désuet et poétique. Il faut batailler pour le faire reconnaître.
Une protestation monte dans les ateliers de France, mais aussi en Suisse et en Belgique, où les modèles ne veulent plus de ces dizaines de CDD d’une demi-journée. Des mails s’échangent pour la mise en place d’une « Internationale des Modèles vivants ». A Paris, la coordination des modèles vient de se tourner vers l’avocat William Bourdon.
Muse, ça use
En France, la fronde date de l’hiver 2008 avec la décision prise, dans un café de la rue Edgar-Quinet, de se mobiliser contre la suppression du cornet, ce pourboire laissé à la discrétion des élèves touchés par la grâce des tableaux vivants. Déjà, sous Degas, quelqu’un ramassait à la fin du cours un croquis jeté au sol et le roulait pour qu’on y jetât quelques pièces. La pratique avait survécu, brusquement proscrite au nom d’une loi pourtant ancienne sur l’interdiction des pourboires dans la fonction publique. Autour de 200 euros en moins quand le salaire moyen avoisine les 1.700 : ce fut l’offense de trop.
On les a vus cet hiver-là, immobiles et dignes en tenue d’Eve et d’Adam, poser devant la direction des Affaires culturelles, puis, vêtus de noir sous la neige, figés sur les grilles de l’hôtel de ville, une jeune « gothique » évanescente tenant la pose poing levé sous ce slogan hardi : « Muse, ça use ».
Sept ans plus tard, le petit peuple des modèles ne se sent guère mieux compris. C’est ce que ressent Déborah :
On a tous l’impression de parler dans le vide. Même quand on s’explique, on n’est pas écoutés. »
Des avancées certaines n’ont pas suffi à dissiper ce malaise : une carte de cantine donnant accès à certains aux restaurants de la fonction publique ; la mention « modèle vivant » venue enfin remplacer celle, jugée insultante, de « personnel divers » sur les feuilles de paie ; la mise à disposition depuis deux ans de draps à usage unique et de tapis de sol sur les sellettes.
Et, l’an dernier, la possibilité d’avoir accès à la médecine du travail : la prévention des maladies professionnelles est ici cruciale du fait de la fréquence des problèmes musculo-squelettiques et carpiens. La douleur physique est la première difficulté. Une jambe pliée freine la circulation. Une pose allongée, le visage dans les mains, et c’est la mâchoire qui fait mal. Les modèles de sculpture décrivent des « coups de fatigue musculaire où le corps se met à trembler », le froid s’invitant en hiver dans ces chantiers à hauts plafonds, difficiles à chauffer malgré les radiateurs d’appoint branchés à quelques centimètres des sellettes et que les modèles appellent « les grille-pain ».
Mal partout
Pour le reste, la précarité est bien là. Nombre d’heures aléatoire, bas salaires. L’ »heure de vestiaire », octroyée toutes les trois heures, a été supprimée. Elle couvrait le temps de déshabillage (un quart d’heure), d’habillage (idem) et le temps de pause (une demi-heure). Un modèle gagne de 9,50 à 15 euros net de l’heure dans les ateliers des Beaux-Arts, et de 15 à 25 euros chez les « privés » comme Jean-Charles Mainardis le sculpteur ou l’école Georges-Méliès d’Orly.
Gaëlle Durand, toujours très applaudie en fin de séance pour sa grâce peu commune, a enchaîné les heures ces derniers temps, jusqu’à cinquante par semaine pour pallier la chute de ses revenus pendant les vacances scolaires. Elle explique :
Tu passes d’une sellette à l’autre, tu as mal partout et plus de passion pour rien. »
Mais ce qui passe mal, c’est surtout cette sorte de mépris des édiles à leur égard. Signe de ce dénigrement, les modèles qui tournent quotidiennement dans les ABA (ateliers des Beaux-Arts) de la ville de Paris ne reçoivent pas les mails sur les journées portes ouvertes ou les expositions. Patrick Bellaïche, l’un des délégués des modèles de la ville de Paris raconte :
Quand on parle de nos problèmes, on nous regarde avec des yeux ronds, on entend des allusions douteuses sur la nudité et on s’étonne que notre présence fasse partie de l’enseignement. »
« La vérité, c’est qu’ils ne comprennent rien à ce qu’on fait », dit l’une, en train de fumer à 21 heures dans la cour d’honneur de l’atelier de Sévigné après avoir avalé un repas dans son Tupperware. « Nous ne sommes pas des natures mortes », entend-on souvent.
Flou juridique
Toujours pas de statut en 2015 au motif, leur a-t-on expliqué, qu’il n’y a pas de formation, pas d’école pour devenir modèle. Patrick Bellaïche poursuit :
Il y a une discrimination entre notre métier et celui de modèle mannequin. Le mannequin a une convention collective. Pour nous c’est le vide absolu. »
Depuis 2008, la dizaine de rendez-vous avec des hiérarques et les lettres échangées avec Aurélie Filippetti, un temps ministre de la Culture, n’ont mené qu’à la « fâcheuse impression d’être dans un jeu de l’Oie avec un retour sans cesse à la case départ ».
Un espoir en vue, toutefois : une proposition de convention collective est sur le bureau de Pascal Murgier, directeur de la création artistique au ministère de la Culture. Il a reçu trois d’entre eux pendant une heure le 16 janvier et va lancer un recensement national. On saura enfin combien ils sont, comme Déborah et Gaëlle, à en avoir fait un métier à temps plein.
En attendant, ce flou juridique leur vaut le privilège paradoxal d’avoir le droit « de travailler jusqu’à la mort » sans qu’on sache bien si c’est la vocation ou une retraite misérable qui pousse certains à s’exposer encore à 80 ans et même, pour l’un d’entre eux, à monter sur la sellette très affaibli, ces derniers temps, par un cancer. Des figures du métier sont parties, faute de n’être pas plus considérées qu’une théière posée sur une table.
Même parmi les nombreux Parisiens qui se rassemblent à la nuit tombée devant les ateliers, en quête d’ »une parenthèse dans la folie contemporaine », comme l’explique une femme dans le couloir du métro Montparnasse, certains manquent de délicatesse. Au point que la Coordination des modèles d’art, dont Déborah et Gaëlle font partie, a édicté un vade-mecum à leur attention :
Ce n’est pas très agréable pour nous du haut de notre poste d’observation de vous voir concentrés sur un téléphone à taper des SMS ou nous photographier […]. Et vouloir nous remettre une mèche de cheveux à la bonne place ou nous bouger le pied pour qu’il soit comme avant, c’est oublier qu’il suffit de nous le demander et que le modèle est intouchable. »
Professionnalisme du modèle
Que de malentendus, et pourtant les meilleurs ont du talent. Que seraient le Louvre et les croquis miraculeux de Léonard de Vinci sans leur humble participation ? Le modèle trouve ses poses. Il en est le concepteur, et l’exécutant.
C’est parfois une vocation comme pour Déborah, qui raconte son rêve d’étudiante en filmologie fascinée par « Cléo de 5 à 7 » d’Agnès Varda, où Dorothée, un personnage du film, était parisienne, comédienne et modèle. « Je ne suis pas comédienne mais j’ai gardé ‘modèle’ et j’ai gardé ‘Paris' », dit-elle. « Déborah, tout le monde la veut », nous souffle Annie Lacour, professeur de dessin aux ateliers Marc-Bloch.
Aujourd’hui, un Stabat Mater vient donner à son cours une note sacrée. Déborah, drapée, enchaîne les poses de cinq minutes. Enroulée, verticale, au sol, prostrée, repliée, tandis que tombent au sol de grandes feuilles couvertes d’une Déborah réinventée selon chacun. Un peintre ou un sculpteur observant une nouvelle recrue sait immédiatement si c’est un bon modèle. Il y a une présence, « un don de soi, quelque chose qui passe, explique Annie Lacour. Difficile pour un élève de ressentir quelqu’un qui n’est pas là ». Tout est dans l’art et la fierté de communiquer une ardeur, Matisse ne disait pas autre chose :
Le modèle doit vous marquer, éveiller en vous une émotion qu’à votre tour vous cherchez à exprimer. »
Jouer avec l’état du moment, la fatigue, la déprime, l’imperfection, la vieillesse, l’embarras de soi, comme Marianne Sägebrecht dans « Bagdad Café », fait partie du métier. Poser avec son fils de 5 ans un jour où la maîtresse était absente, c’est arrivé à Gaëlle. A Montparnasse, un modèle pose avec son chien. Tout se met en scène, s’offre, se dessine. L’érection occasionnelle d’un modèle masculin est accueillie comme l’occasion de nouveaux croquis.
La conscience professionnelle est dans les détails. Apporter son réveil pour ne pas avoir à tourner la tête vers la pendule ; ne pas casser la pose l’heure venue si le professeur est en train de guider un élève. « On aura toujours besoin de modèles vivants », dit Myriam Chochon, professeur à Sévigné. L’agenda est plein pour ceux qui se sont fait un nom dans le métier, comme Maria Clark, performeuse et modèle, qui écrit en préambule de son livre :
Je donne mon corps à l’art et à l’étude de l’art. Voilà qui est dit. »
Anne Crignon
Source Article from http://tempsreel.nouvelobs.com/culture/20150304.OBS3827/poser-nu-est-un-metier-et-ils-veulent-le-faire-savoir.html
Source : Gros plan – Google Actualités