Historiquement, la SNCF s’est toujours considérée comme en concurrence avec les autres modes : c’est ce qu’on appelle la concurrence « intermodale ». Celle-ci n’est d’ailleurs pas figée et prend différents contours selon le segment de marché que l’on cherche à analyser : train de fret contre camion, train de voyageurs contre automobile, TGV contre avion, avec aujourd’hui l’émergence des compagnies low cost, qui constituent un concurrent redoutable pour le train.
Ouverture à a concurrence ferroviaire
Plus récemment est apparue la concurrence « intramodale », c’est-à-dire à l’intérieur même du mode ferroviaire. Dans le fret ferroviaire à partir de 2006, puis au niveau du monde des voyageurs, l’ouverture à la concurrence des trajets internationaux en 2010, avec la possibilité d’effectuer du cabotage sur le territoire national – à condition que ce ne soit pas l’objet principal du service -, l’étape à venir consistant à ouvrir à la concurrence l’ensemble des services nationaux, qu’ils soient en « open access » ou sous forme de contrats de services publics attribués par appel d’offres réalisés par les autorités organisatrices des transports (AOT).
La concurrence fait bouger les lignes
En conséquence, dans un cas comme dans l’autre, la concurrence sert assurément à faire « bouger les lignes ». Elle a été et reste un facteur déterminant pour mettre l’opérateur historique « en mouvement ». Non qu’elle soit le seul facteur en la matière, l’approche du management et le rôle attribué aux managers étant encore plus déterminants, notamment quant à l’appropriation de la culture du client, mais elle y contribue assurément.
La concurrence intermodale, tant sur les marchés du fret que sur celui des voyageurs, a contribué à faire prendre conscience de la nécessité de nouvelles approches : dans le périmètre voyageurs, invention et développement du TGV, et plus récemment du « tram-train» ; dans le secteur du fret, transport combiné et plus récemment autoroutes ferroviaires. Dans tous les cas, il s’est agi de mieux prendre en compte les besoins des clients et de développer les technologies, soit en accroissant la compétitivité intrinsèque du mode ferroviaire, soit en cherchant à combiner les avantages respectifs de deux modes de transport pour s’ouvrir à de nouveaux segments de marchés.
Une nécessaire adaptation
La concurrence intramodale a assurément renforcé la prise de conscience de la nécessité de s’adapter en permanence aux évolutions du marché et des besoins des clients. Elle a précipité une réorganisation en profondeur de l’activité fret, dont l’« orientation clients » est chaque jour plus marquée, et, plus globalement, a contribué à une évolution culturelle profonde centrée autour des besoins du client. Elle a également concouru à achever la transformation de la SNCF en entreprise, poursuivant de légitimes objectifs de performance économique. La SNCF n’est plus le « dépositaire par défaut » de la définition du service public, qui relève désormais des AOT, régionales comme nationale.
Le rail se prête peu à la « concurrence pure et parfaite »
Cependant, le mode ferroviaire est soumis à des contraintes physiques et d’investissements lourds qui lui sont spécifiques et se prête peu aux modèles de « concurrence pure et parfaite » tels qu’ils peuvent être conçus sur un plan théorique. Historiquement d’ailleurs, même à l’époque des compagnies privées, hormis une concurrence qui n’a pas duré entre deux compagnies sur Paris-Versailles (Rive-Droite et Rive-Gauche), on ne trouve pas en France d’exemple de concurrence durable entre deux compagnies sur le même marché, sans doute parce que le modèle économique des chemins de fer ne s’y prête pas facilement. Même en situation de quasi-monopole sur leurs marchés respectifs, la plupart des compagnies privées se sont retrouvées en difficultés financières et n’ont dû la poursuite de leur activité qu’à l’intervention de l’État, conduisant ensuite à la création de la SNCF.
L’intervention publique à plusieurs niveaux
La difficulté à produire des services ferroviaires sans une part de financement public a conduit les pouvoirs publics à intervenir à plusieurs niveaux : contribution publique au financement des infrastructures (ou garantie de l’État pour certains montages associant des financements privés), fixation des péages (par exemple, maintien des péages fret à un bas niveau pour favoriser ce mode de transport), contribution financière à l’équilibre des dessertes conventionnées. C’est aussi la raison pour laquelle la mise en concurrence peut prendre plusieurs formes.
On distingue traditionnellement la concurrence « pour le marché », qui consiste à établir une concurrence au moment de la réalisation d’un appel d’offres et à fonctionner ensuite sous la forme d’un monopole pendant la durée du contrat de service public, et la concurrence « sur le marché », où plusieurs opérateurs se livrent à une concurrence directe sur les mêmes dessertes. En matière de transport de voyageurs, la première forme tient évidemment une place importante, compte tenu de la difficulté pour nombre de dessertes, notamment régionales, à s’équilibrer avec les seules recettes des voyageurs.
Une posture offensive
Au-delà de ces considérations générales, la SNCF considère, depuis au moins une décennie, que la concurrence est une donnée à laquelle elle doit soit se confronter sur les marchés déjà ouverts (fret et voyageurs internationaux), soit se préparer pour le jour où les pouvoirs publics auront définitivement donné leur feu vert à la mise en concurrence. La posture de la SNCF en la matière se veut résolument offensive, dans la mesure où elle sait que son développement passe par une concurrence largement généralisée, au moins à l’échelle européenne. Elle n’est pas dans une posture de défense d’un quelconque « pré carré national », et se prépare aux prochaines étapes de la mise en concurrence, aux dates et dans les conditions qui auront été définies par les pouvoirs publics.
Un préalable à la concurrence: la mise en place d’une cadre social harmonisé
Ce positionnement est constant depuis plusieurs années. Il s’accompagne de la nécessité de fonder les bases d’une concurrence saine et équitable, intermodale et intramodale, sur les plans économiques, fiscaux, sociaux et environnementaux. Mais puisqu’en la matière, le temps des évolutions et des convergences est un temps long, le seul véritable préalable que la SNCF pose à une mise en concurrence totale sur le marché national concerne la mise en place d’un cadre social harmonisé pour le secteur ferroviaire. Cadre qui ne pourra évidemment pas prendre la forme d’un alignement de tous les opérateurs sur le cadre spécifique à la SNCF, mais qui, comme pour toute branche d’activité revendiquant des spécificités sans pour autant constituer un « monde à part », devra faire l’objet d’une négociation sociale et de compromis qui permettront à l’ensemble du secteur de progresser, en valorisant mieux ses atouts par rapport aux autres modes de transport.
C’est à nos yeux une condition essentielle non seulement pour faire avancer le secteur, mais aussi les mentalités, qui, en France, conduisent encore trop souvent à assimiler la concurrence au « moins-disant social », et donc à susciter des résistances qui n’ont pas lieu d’être.
La forte influence des normes, des régulations internationales
Je voudrais aussi insister sur les spécificités du mode ferroviaire, qu’il ne convient pas de surestimer, mais qu’il serait tout aussi absurde de nier.
Tout d’abord, comme dans d’autres industries de réseau, les normes ont une forte influence sur la concurrence et peuvent aussi bien la favoriser que la gêner ou la fausser. C’est la raison pour laquelle ont été votées au niveau communautaire des directives qui visent à supprimer les frontières techniques en édictant des spécifications techniques d’interopérabilité (STI). Même dans ce cadre, comme l’exprime avec justesse le rapport de Claude Revel remis à la ministre du Commerce extérieur (Développer une influence normative internationale stratégique pour la France), « l’influence sur les règles et normes internationales, c’est-à-dire sur les règles du jeu économique, est une composante essentielle quoique peu visible de la compétitivité des entreprises et des États.
Les régulations internationales ne sont jamais innocentes, elles déterminent des marchés, fixent des modes de gouvernance, permettent à leurs auteurs de devancer la concurrence, ou de la freiner, ou d’exporter leurs contraintes ». Dans le domaine ferroviaire comme dans d’autres, la France, à l’image de ses grands voisins européens, ne doit pas faire preuve de naïveté.
De faibles péages, un avantage concurrentiel pour les entreprises « domestiques »
Ensuite, il faut mettre en avant l’importance pour le secteur de la question des péages, qui revêtent une importance majeure dans la structure de coûts des entreprises ferroviaires. Compte tenu des écarts de niveau de péages au sein de l’Union européenne, les entreprises ferroviaires qui disposent de péages faibles sur leur marché domestique d’origine disposent d’un avantage concurrentiel important par rapport à celles qui subissent un péage élevé, avantage à nos yeux bien supérieur aux impacts liés à la plus ou moins grande ouverture à la concurrence intramodale de ce marché domestique.
La concurrence n’est pas le seul moteur du progrès
Il faut rappeler également que les entreprises ferroviaires comme la SNCF n’ont pas attendu l’ouverture à la concurrence intramodale pour être à l’offensive dans un monde en profonde mutation : gains de productivité fondés sur de nouvelles organisations, de nouveaux modes de fonctionnement plus responsabilisants ou sur l’utilisation de progrès technologiques ; développement à l’international ; diversifications axées sur la prise en compte de déplacements de voyageurs ou de mouvements de fret à caractère de plus en plus multimodal. Si la concurrence est un aiguillon, elle n’est pas le moteur des progrès du mode ferroviaire.
La nécessité de coopérations efficaces
Enfin, il faut souligner la nécessité de coopérations efficaces pour bien faire fonctionner la concurrence : – coopérations étroites entre gestionnaires d’infrastructures à l’échelle européenne pour parvenir à l’octroi de sillons internationaux performants et sans mauvaises « jointures » aux frontières (nous sommes encore loin du compte aujourd’hui) ; – coopérations entre gestionnaires d’infrastructures et entreprises ferroviaires, pour que les besoins réels de ces dernières soient bien pris en compte (c’est la raison pour laquelle nous avons plaidé et plaidons toujours, tant au plan national que communautaire, pour que les règles imposées à l’organisation du système ferroviaire n’aboutissent pas à un fonctionnement « hors sol » du gestionnaire d’infrastructure, monopole naturel qui se trouverait isolé des contraintes réelles des entreprises ferroviaires) ; – coopérations entre gestionnaires d’infrastructures et pouvoirs publics, pour définir les priorités stratégiques et en tirer les conséquences en matière de priorités d’investissements, notamment en identifiant et en traitant les goulets d’étranglement.
Un régulateur fort nécessaire
En contrepartie de l’importance accordée à ces nécessaires coopérations, un régulateur fort est nécessaire pour ne pas donner prise à de permanents soupçons de discrimination ou de favoritisme. La régulation apparaît dans ce contexte comme un outil venant appuyer la mise en œuvre réelle d’une concurrence saine. À ce titre, la France dispose, avec l’ARAF, d’un véritable régulateur, doté d’une autonomie de décision, d’une autonomie financière et de moyens (une quarantaine de salariés) qui n’ont que peu d’équivalents en Europe.
Dans un cadre social harmonisé, avec des normes techniques communautaires efficaces, des coopérations de qualité entre pouvoirs publics, gestionnaires d’infrastructure et entreprises ferroviaires pour une bonne allocation des investissements sur le réseau et des sillons, et si la progression des montants de péage requis n’étouffe pas la rentabilité, les conditions d’une concurrence saine et bien régulée peuvent donc être réunies dans le mode ferroviaire. La construction de ces conditions, déjà bien engagée, est parfaitement réalisable et constitue tout l’enjeu des réformes de structure du quatrième paquet de l’Union européenne et du projet de loi de réforme ferroviaire en France.
Texte extrait de l’ouvrage à paraître « A quoi sert la concurrence ? » , édité par la revue « Concurrences », disponible sur aquoisertlaconcurrence.org
Source Article from http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20140828trib01f452611/oui-a-la-concurrence-pour-le-rail-mais.html
Source : Gros plan – Google Actualités