L’attaquant brésilien Evaeverson Lemos da Silva, dit Brandao, incarne à sa façon un stéréotype familier: l’attaquant massif, à la technique rustique, peu buteur mais buteur quand même, bon de la tête, appelé à « imposer son physique » dans les surfaces et à proposer un « point de fixation » devant (c’est-à-dire à tenter de faire quelque chose des ballons qui lui sont balancés par voie aérienne). Un rôle ingrat, mais des profils souvent sympathiques à identifier dans la cohorte des Koller, Laslandes, Fernandao et autre Aloisio qui ont secoué les défenses du championnat de France.
Brandao en propose sa propre interprétation, à contrepied des clichés sur les footballeurs brésiliens – ce qui lui vaut une part des sarcasmes dont il est l’objet. Si ses détracteurs lestent la mule d’une réputation de joueur brutal dans les contacts, notamment par son jeu de coudes, les supporters de Marseille et Saint-Étienne lui vouent la tendresse que l’on doit au buteur des soirs de finale. Il a même quelque chose d’un personnage comique quand il ponctue ses occasions ratées de larges sourires, répond aux interviewes dans un français volontariste mais obscur, se porte candidat à l’équipe de France après sa naturalisation, ou lâche à portée de micro, s’adressant à l’arbitre, un « Chépatouchao » (« Je ne l’ai pas touché ») que dément formellement le ralenti.
LE PROVOQUÉ PLUS COUPABLE QUE SON PROVOCATEUR
Du burlesque, il y en eut une part dans le coup de tête que le néo-Bastiais a assené à Thiago Motta samedi dernier dans les couloirs du Parc des Princes, du moins dans la fuite qui l’a suivi et qui a paru en accéléré sur les images de la caméra de surveillance, comme dans les poursuites des films comiques de l’époque du muet. Quant au geste lui-même, difficile de trouver drôle une agression physique ayant entraîné une blessure, surtout quand, de surcroît, les images suggèrent la préméditation, l’agresseur ayant attendu sa future victime.
L’incident a inévitablement réveillé un vieux débat sur les responsabilités en pareil cas: le « pétage de plomb » survient généralement en conclusion d’une succession de ce que l’on peut appeler des provocations, insultes verbales ou coups assenés plus ou moins en douce (ce dont Thiago Motta est accusé d’être un spécialiste). L’opposition entre le provocateur et le passeur à l’acte est un schéma canonique de la morale du football et de ses règles. La jurisprudence est bien établie: celui qui cède aux provocations sur le terrain est presque toujours sanctionné, au contraire de (ou plus lourdement que) leur auteur. Les réactions impulsives, y compris des semblants de coups, déclenchent majoritairement l’expulsion. Parmi d’innombrables exemples, prenons ceux fournis par la Coupe du monde 1998 avec le piétinement d’un joueur saoudien par un Zinédine Zidane excédé et la manchette assenée à Slaven Bilic par Laurent Blanc contre la Croatie.
SUR UN COUP DE TÊTE
Garder ses nerfs est donc une obligation de fait, quelles que soient les responsabilités (et l’impunité) des pousseurs au crime, et les joueurs en sont bien conscients. La différence de gravité entre ces deux comportements se justifie d’ailleurs assez aisément. D’une part, si l’on admet dans le feu de l’action une dose de brutalité et de vice, que l’arbitre doit réguler, un coup « en réaction », lui, ne fait en quelque sorte plus partie du jeu. D’autre part, une attaque comme celle de Brandao franchit la limite à la fois éthique et pénale entre agression verbale et agression physique: la loi comme la morale interdisent de répondre à l’une par l’autre.
Un autre coup de tête, autrement plus fameux, avait cependant suscité bien des arguties. Celui, bien sûr, de Zinédine Zidane sur Marco Materazzi en finale de la Coupe du monde 2006. La difficulté à croire en ce geste insensé en un tel moment autant que la difficulté à reconnaître la pleine responsabilité d’une icône nationale avaient poussé bien des commentateurs à lui trouver toutes sortes d’excuses, de circonstances atténuantes voire de justifications. D’aucuns avaient spéculé sur la nature des insultes, présumées racistes, avant qu’il ne s’avère que le défenseur italien avait seulement décoché une vanne pas très digne, mais somme toute anodine. À l’appel, entre autres, de son président d’alors, la France avait pourtant été appelée à pardonner au capitaine de sa sélection un geste que lui-même avait dit ne pas regretter.
LE MATCH DE FOOTBALL, UN FILM MUET
Il y a un domaine dans lequel la réalisation télévisuelle des rencontres, étonnamment, ne cherche pas à pénétrer: l’espace sonore de la pelouse elle-même, d’où ne nous parviennent que des échos étouffés (coups de sifflets de l’arbitre, impact des ballons). Tout ce qui se dit à portée de voix entre les joueurs est en quelque sorte filtré, comme si ce terrain-là était encore trop fangeux, ou simplement trop pauvre – comme le laissent à penser la triste impression laissée par les matches à huis clos, quand les cris des joueurs et des entraîneurs parviennent clairement aux micros d’ambiance. Les joueurs, dont les visages et les gestes sont scrutés, épiés par les caméras, profitent ainsi d’une zone d’intimité, d’un droit au secret sur ce qu’ils se disent entre eux. Certains protègent même ce droit contre la lecture sur les lèvres en interposant leur main quand ils s’adressent à des coéquipiers.
Ces derniers temps, les médias ont toutefois ôté la sourdine, pour proposer des images d’altercations sous-titrées, ou révéler des échanges entre coéquipiers ou staff technique. Il est trop tôt pour savoir si ces incursions sont le prélude à un envahissement plus marqué, mais l’espace sonore de la pelouse n’est plus tout à fait une zone d’immunité. Les affaires d’insultes à caractère racial ont ainsi fait scandale à plusieurs reprises ces dernières saisons en Premier League. Dans ces situations, une ligne rouge est considérée comme franchie et les procès sont instruits, la tolérance usuelle n’incluant plus, de nos jours, ce type d’abus.
RÉSISTER À L’INJURE
Indépendamment de ces évolutions, il reste donc proscrit de « se faire justice soi-même », même si personne d’autre ne la rendra, le plus souvent, tant que l’on estimera que les provocations verbales font en quelque sorte partie du jeu – et du folklore – du football. Le point de vue se défend: d’une part parce que le « ugly game » a toujours existé dans ce sport et qu’il contribue à sa façon à la dramaturgie des rencontres ainsi qu’aux épreuves que les joueurs doivent affronter. Ne pas céder à cette variante de la « pression » en fait partie. On peut simplement remarquer que la pression psychologique est toujours plus forte, à mesure que les enjeux économiques, médiatiques et personnels se durcissent eux-mêmes, exigeant toujours plus de force mentale. Les plus fragiles sont perdants à ce jeu-là, peut-être au détriment de la qualité de leur expression, et certainement de la morale (théorique) du sport quand elle affiche le fair-play comme une de ses valeurs cardinales.
On peut donc prôner, contre l’édulcoration du football, le statu quo pour les auteurs d’excès de langage et de coups plus ou moins bas, ou au contraire souhaiter que les provocateurs soient eux aussi placés devant leurs responsabilités. Comme celle concernant le niveau d’engagement physique et de tricherie acceptable, cela reste une question politique, implicitement tranchée au travers des décisions des commissions de discipline et des consignes d’arbitrage. Pour l’heure, Thiago Motta court toujours, et Brandao a été rattrapé.
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Source Article from http://latta.blog.lemonde.fr/2014/08/21/brandao-thiago-motta-morale-du-coup-de-boule/
Source : Gros plan – Google Actualités