C’est l’un de ces petits articles boursiers comme le magazine « Forbes » en publie chaque jour à la pelle sur son site web : « Caesars Entertainment, qui présentera ses comptes le 19 août, devrait afficher des résultats meilleurs que prévu. Le chiffre d’affaires trimestriel est en hausse de 3% et devrait atteindre 8,85 milliards de dollars pour l’année. Trois analystes conseillent de conserver, deux de rester à l’écart. » Les petits actionnaires en raffolent, mais c’est le pensum des journalistes chargés de les rédiger. Cela tombe bien : chez « Forbes », tous les articles de cette rubrique sont désormais générés par un algorithme sans l’ombre d’une intervention humaine.
Recherche des informations, rédaction, mise en forme, publication : Quill – c’est le nom du système – s’occupe de tout. Il peut aussi rédiger des commentaires de matchs de foot, livrer des pronostics de courses hippiques, traiter des faits divers et même récupérer l’illustration la plus pertinente. Le tout sans jamais commettre la moindre faute d’orthographe ou de syntaxe !
Rêve – ou cauchemar –futuriste
Ce n’était qu’un rêve – ou un cauchemar – d’auteurs futuristes tels Philip K. Dick ou Isaac Asimov. C’est devenu une réalité. L’intelligence artificielle est entrée dans nos vies. Les logiciels de reconnaissance vocale des smartphones et les ordinateurs de bord régissant la conduite assistée des nouvelles voitures ne sont que les prémices d’une prochaine révolution.
Les robots Nao créé par la société française Aldebaran Robotics, pionnier de la conception d’humanoïdes. (DR)
Certes, ce marché est encore embryonnaire face aux 179.000 robots industriels vendus dans le monde en 2013 – un record ! -, mais ce n’est pas pour rien si, depuis deux ans, les géants des high-tech multiplient les acquisitions de start-up spécialisées dans la matière grise numérique. En juin, le groupe japonais de télécoms SoftBank a annoncé avoir acquis 78,5% du capital du français Aldebaran Robotics, un des pionniers de la conception et de la commercialisation d’humanoïdes, créé en 2005 par le polytechnicien Bruno Maisonnier. En janvier, Google a déboursé 400 millions de dollars pour acheter Deep-Mind, un programme d’apprentissage sans intervention humaine.
Intelligence artificielle
Il aura fallu un peu plus de soixante ans pour concrétiser les premiers travaux sur l’intelligence artificielle du docteur en mathématiques de Stanford John McCarthy, à la fin des années 1950. Le projet Narrative Science, qui a donné naissance à Quill, le logiciel utilisé par « Forbes », a commencé il y a cinq ans, au sein de l’université Northwestern de Chicago, quand une petite équipe de journalistes, de linguistes et d’informaticiens a mis au point un algorithme capable de commenter instantanément des matchs de base-ball, en analysant la composition des équipes, les mouvements des joueurs et les passes décisives.
Le système repose sur le « big data », ces fameuses « grandes données » qui sont en train de révolutionner le champ de l’intelligence artificielle : plongeant dans les entrailles du web via des moteurs de recherche, il explore et enregistre toutes les occurrences sémantiques, les enchaînements linguistiques, les constructions des articles écrits sur le base-ball, et les applique aux mouvements spécifiques de chaque match. « On a choisi le base-ball car c’est un sport où il y a énormément de données disponibles. Et l’un de nos étudiants était pigiste pour des revues spécialisées », explique Kristian Hammond, directeur scientifiques du programme et cofondateur de Narrative Science.
Les premiers tests sont stupéfiants. Impossible de deviner que le texte a été écrit par un robot. Les commentaires sont précis et truffés de références puisées dans la littérature nourrie par quarante années d’existence de la Ligue majeure ! Baptisé Stats Monkey, le programme est un séisme sur la planète médias : « Les commentateurs sportifs sont-ils encore nécessaires ? » titre le magazine « Business Week ». Kris Hammond se défend d’avoir signé l’arrêt de mort d’une profession déjà bien mal en point :
Au contraire, nous libérons les journalistes des tâches les plus ennuyeuses, les plus répétitives, pour qu’ils puissent se consacrer à la partie noble de leur métier. »
L’équipe de Narrative Science a installé ses bureaux dans le Loop, au coeur de Chicago, à deux pas du légendaire quotidien « Chicago Tribune », aujourd’hui en dépôt de bilan. Tout un symbole…
Rédacteurs virtuels
« Forbes » n’est pas le seul média à avoir basculé dans l’ère du robot journaliste. Début juillet, l’agence Associated Press a annoncé que toutes les informations financières tirées des rapports annuels des entreprises seraient désormais traitées par des rédacteurs virtuels… Dans leur coin, des journalistes geeks s’y mettent aussi : en mars, Ken Schwencke, jeune journaliste au « Los Angeles Times », a publié le compte rendu d’un léger tremblement de terre qui s’était produit quelques minutes plus tôt dans la région. Lui-même dormait encore profondément quand son article a paru : le robot Quakebot, qu’il a mis au point pour réagir à ce type d’événement à partir du service national d’annonce des tremblements de terre, a fait le job à sa place.
L’intelligence artificielle n’est plus l’affaire de quelques chercheurs allumés, mais devient un business lucratif. Sorti du giron universitaire, Narrative Science, qui a levé 20 millions de dollars depuis sa création en 2010, emploie aujourd’hui une cinquantaine de personnes et travaille pour une vingtaine de clients, dont Publicis, le Crédit suisse ou American Century Investments. L’équipe a mis en place une foule d’applications dans le domaine de l’information financière. Les banques sont très friandes de ces systèmes qui leur permettent de délivrer des informations selon le portefeuille boursier de leurs clients, avec la possibilité de couvrir des dizaines de milliers de petites sociétés négligées par les analystes traditionnels.
Les domaines susceptibles d’utiliser ces programmes sont infinis : pharmacie, grande distribution, éducation, « tous les sujets qui reposent sur l’analyse de données. Notre rôle, c’est de les rendre intelligibles, en les transformant en histoire », analyse Kris Hammond, de Narrative Science, qui estime que 90% des articles pourraient être produits par des algorithmes d’ici quinze ans.
Solutions low cost
De ce côté-ci de l’Atlantique, Claude de Loupy et Helena Blancafort emploient à Paris, à deux pas de la place de la République, une dizaine de jeunes linguistes et d’ingénieurs dans leur start-up Syllabs qui fournit du contenu à des gros sites d’e-commerce, comparateurs de produits ou d’hôtels. Le système va chercher les données factuelles sur le Net et recrache un descriptif ad hoc : « Situé dans un superbe parc naturel, cet établissement moderne de 155 chambres avec piscine vous enchantera… » Du baratin ? Oui, mais il est propre à ce site : vous ne le trouvez sur aucun autre.
« Un des problèmes majeurs de ces sites d’e-commerce, c’est la production de contenu unique. C’est le seul moyen d’exister sur Google, qui sait désormais identifier et reléguer en bas de page tous les textes qui font du copier-coller », explique Helena Blancafort.
La demande est énorme. Tous les sites cherchent des solutions low cost. Or la capacité de production est inouïe : 150.000 fiches d’hôtels en trois langues en quelques jours ! « Il faudrait employer toute l’île de Madagascar pour y arriver », affirme Claude de Loupy, cofondateur de Syllabs. Le coût de ces notules électroniques est déjà inférieur de 30% à celui d’une production humaine. Et ce n’est qu’un début…
Natacha Tatu – Le Nouvel Observateur
Source Article from http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20140814.OBS6373/et-maintenant-des-robots-journalistes.html
Source : Gros plan – Google Actualités