Juste avant la nouvelle année, le « papa de l’Amérique » a remis son passeport au procureur du comté de Montgomery (Pennsylvanie). Comme n’importe quel justiciable, il a laissé ses empreintes digitales au commissariat de Cheltenham Township, dans la banlieue de Philadelphie, où les policiers lui ont tiré le portrait, mine déconfite sur fond gris. Il a ensuite payé 10% de sa caution, fixée à un million de dollars, avant de s’engouffrer dans un SUV noir. Car ce justiciable, nommé Bill Cosby, n’est pas un homme ordinaire.
Icône de la télévision américaine, humoriste respecté, philanthrope généreux, il est aujourd’hui soupçonné d’être aussi un dangereux prédateur sexuel. Accusée d’avoir drogué et agressé sexuellement ou violé plus de cinquante femmes entre 1965 et 2008, la star comparaît pour la première fois devant un tribunal pénal, mardi 2 février, dans le cadre d’une affaire remontant à 2004 : une agression sexuelle dénoncée par Andrea Constand, une ancienne responsable de l’équipe de basket de l’université de Temple (Pennsylvanie). La première et, pour l’instant, la seule affaire à être jugée. Bill Cosby risque dix ans de prison et 25 000 dollars d’amende. Voici le récit de la chute d’une icône.
L’homme irréprochable qui plaisait à tout le monde
La déchéance est d’autant plus spectaculaire que l’homme est apprécié. De tous. Et depuis toujours. Au début des années 1960, alors que le mouvement des droits civiques bat son plein, le jeune comique noir se lance dans le stand-up. Histoire de ne pas fâcher et, dit-il, de « rapprocher les communautés », il évite soigneusement d’aborder la question raciale, au profit d’expériences universelles qui feront son succès, y compris auprès de l’Amérique blanche.
Et cela fonctionne : en 1965, il devient le premier acteur noir à décrocher un des rôles principaux dans une série télévisée diffusée sur l’un des grands « networks » américains, NBC. Talentueux et influent, l’acteur « représente, dans les années 1960 et 1970, la crème du tout-Hollywood, une mégastar dotée du pouvoir de faire de parfaits inconnus des gens qui comptent », rappelle The Washington Post (en anglais). A l’époque, Bill Cosby a ses entrées dans les clubs branchés, ainsi que dans les fêtes organisées par Hugh Hefner à la Playboy Mansion, où il fascine les jeunes mannequins et les aspirantes actrices, décrit le quotidien.
Ce n’est que dans les années 1980 qu’il devient « le papa de l’Amérique », grâce à une série, Le Cosby show, et au personnage de Cliff Huxtable. Très librement adaptée de sa propre vie de père de famille (avec Camille, qu’il a épousée en 1964, Bill Cosby a eu cinq enfants), la sitcom met en scène la famille afro-américaine modèle, jusqu’alors privée de représentation à l’écran, explique le magazine Ebony (en anglais). Encore un pari réussi : pendant cinq saisons (sur huit, au total), Le Cosby Show est la série la plus regardée des Etats-Unis. « La preuve que la société américaine est prête à recevoir une famille noire dans son salon. Enfin, au moins pendant 30 minutes, tous les jeudis soir », écrit le mensuel. Dans un édito publié dans The Times-Picayune, un autre journaliste évoque « la fierté » de sa communauté face à ce modèle de réussite, dans lequel Cliff Huxtable et Bill Cosby se confondent. Car, rapidement, l’acteur devient lui-même une autorité morale : « L’un des plus grands avocats de la moralité noire », explique le journaliste Ta-Nehisi Coates dans The Atlantic. Connu pour son combat en faveur de l’éducation, mais aussi pour plus de diversité à l’écran (un débat toujours d’actualité en 2016), Bill Cosby choque en pointant du doigt les classes populaires noires. Dans un discours donné en 2004 devant l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur, il blâme, donneur de leçons, « ceux qui ne parviennent pas à reproduire la vie fantasmée de Cliff et de Clair », résume Ebony.
Le début des ennuis
Une posture moralisatrice de plus en plus controversée, quand, l’année suivante, il fait l’objet d’une première plainte pour agression sexuelle, déposée par Andrea Constand. Celle-ci l’accuse de l’avoir droguée et de lui avoir fait subir des attouchements, en janvier 2004. Poursuivi au civil par la jeune femme un peu plus d’un an après les faits, Bill Cosby accepte d’être auditionné. Treize femmes soutiennent l’initiative d’Andrea Constand, assurant avoir elles aussi été victimes de l’acteur. Mais elles sont écartées quand un accord financier est trouvé, en 2005. Le scandale planétaire est évité. Pour l’instant.
Fin 2014, la carrière de Bill Cosby, bâtie sur le stand-up, bascule à nouveau dans un comedy club de Philadelphie. Alors qu’il se produit dans la ville de l’artiste, l’humoriste Hannibal Buress fustige sa « suffisance » : « Il va à la télé et dit : ‘allez les Noirs, on se prend en main ! J’étais à la télé dans les années 1980, je peux tous vous prendre de haut.’ Oui, mais tu violes des femmes, Bill Cosby. Alors ne la ramène pas trop », lance Hannibal Buress dans cet extrait, devenu viral. « Tapez Bill Cosby et viol dans Google. Vous trouverez plus de pages qu’en tapant Hannibal Buress », plaisante le comédien, soucieux de prouver qu’il « n’invente pas » ces histoires passées sous silence.
Aux Etats-Unis, le sketch d’Hannibal Buress libère la parole. Parfois plus de trente ans après les faits qu’elles rapportent, des femmes témoignent dans les médias, comme Barbara Bowman, qui assure avoir été violée par Bill Cosby alors qu’elle n’avait que 17 ans. Plus de quarante femmes accusent la star de les avoir agressées sexuellement ou violées et d’avoir, souvent, utilisé de la drogue pour parvenir à ses fins. En juillet 2015, trente-cinq d’entre elles posent en couverture du New York Magazine, détaillant dans ses pages le récit glaçant de leurs agressions. Et de raconter la crainte de s’attaquer au mythe.
« Je me sentais prisonnière ; j’étais comme kidnappée et cachée au grand jour. J’aurais pu marcher dans n’importe quelle rue de Manhattan et dire ‘Bill Cosby me drogue et me viole », mais qui m’aurait crue ? Personne. Personne »
Barbara Bowman
New York Magazine
Mise au ban médiatique
L’impact de ces témoignages est tel que les rediffusions du Cosby Show sont interrompues. La nouvelle série de l’humoriste, prévue sur la chaîne NBC, est annulée, tandis que ses stand-up, qui devaient faire leur apparition sur la plateforme Netflix, sont mis au placard. Dans la foulée, certaines universités, qui avaient gratifié Bill Cosby d’un diplôme honorifique, reviennent sur leur décision, quand d’autres, comme le Spelman College d’Atlanta, suppriment une bourse attribuée depuis la fin des années 1980 par Bill Cosby et son épouse.
Mise au ban médiatique, la star est un temps soutenue par ses proches. Mais son amie Whoopi Goldberg et ses anciens partenaires à l’écran, comme Raven-Symoné, qui interprète Olivia dans le Cosby Show, finissent par le lâcher.
Incendié sur les réseaux sociaux, Mark Whitaker, l’auteur de la biographie Cosby, publiée en septembre 2014, s’excuse publiquement de ne pas avoir évoqué les accusations de viol dans son livre, tandis que des humoristes comme Billy Crystal ou Jerry Seinfeld demandent que leurs commentaires élogieux sur Bill Cosby soient effacés de la quatrième de couverture.
Enfin, début janvier, le New York Post (en anglais) révèle que l’épouse de l’acteur, Camille, a elle aussi tourné le dos à son mari, « humiliée » par cette affaire. A l’approche de son procès, il n’y a guère plus que son avocate Monique Pressley pour prendre la défense de Bill Cosby sur les plateaux de télévision.
Des dizaines de faits prescrits
Ce n’est que dix ans après le procès civil contre Andrea Constand que le procureur du comté de Montgomery, fraîchement élu, décide d’exhumer le procès-verbal de cette audition, afin d’engager de nouvelles poursuites contre Bill Cosby. Pendant sa campagne, Kevin Steele a misé gros sur ce cas retentissant, promettant en substance, s’il était élu, de traîner l’acteur devant un tribunal. Le 30 décembre, Bill Cosby est finalement inculpé d’agression sexuelle aggravée pour l’affaire Andrea Constand.
En réalité, très peu de poursuites sont engagées, en raison de la prescription des faits, qui remontent jusqu’aux années 1960. Ainsi, début janvier, les autorités judiciaires du comté de Los Angeles décident de ne pas poursuivre Bill Cosby pour des soupçons d’agressions sexuelles sur deux femmes. Motif : des preuves insuffisantes et des faits prescrits, remontant à 1965 et 2008.
L’affaire Andrea Constand pourrait ainsi être l’un des seuls procès menés à son terme. Le 12 janvier, les avocats de Bill Cosby ont saisi le juge chargé de son dossier afin qu’il annule les poursuites. La défense de la star fait également valoir que le délai de dix ans qui s’est écoulé entre l’audition de 2004 et l’ouverture des poursuites est « inexcusable et a porté gravement préjudice à Bill Cosby ».
« C’est un homme aveugle de 78 ans qui est poursuivi. Ce n’est pas une ligne de défense, ce sont des faits », réagit Monica Pressley sur CBS, le 31 décembre. Sur le « mugshot » de Bill Cosby, pris la veille, on devine un kératocône, une maladie dégénérative de l’œil. En se rendant à la cour ce jour-là, ses avocats le tiennent par le bras quand, appuyé sur une canne, il semble perdre brièvement l’équilibre. Une image relayée par les caméras du monde entier, témoins de la chute du père de famille idéal, désormais sommé de dire à la justice quel homme il est vraiment.
Source Article from http://www.francetvinfo.fr/monde/usa/du-petit-ecran-au-tribunal-la-chute-de-bill-cosby-le-pere-ideal-soupconne-d-avoir-viole-plus-de-50-femmes_1294601.html
Source : Gros plan – Google Actualités