De notre correspondant à New York
Nous sommes au milieu des années 2000 et Louis Scarcella, inspecteur à la retraite depuis cinq ans, fait ce que font les superflics rangés des voitures : il se la joue macho. Président du Club de l’Ours polaire de Coney Island, il se baigne en plein janvier dans une mer à 0°C. « Peu importe qu’elle soit froide, crâne-t-il devant un journaliste. Quand vous plongez dans cette eau, vous savez que vous êtes vivant. »
Chaque jour, ce dingue de la forme trotte plus de 10 kilomètres, tous les samedis il court à Central Park. Et de quoi parle-t-on chez les Scarcella, le soir venu ? D’histoires de flics ! C’est dans leur ADN : Dominick, le père de Louis, était policier, son fils s’est d’ailleurs fait tatouer son badge de flic sur l’épaule, non loin d’un autre tatouage où l’on voit Caïn trucider Abel ; Michael, le frère cadet de Louis, est lui aussi policier ; et Jacqueline, l’une de ses trois filles, est procureure adjointe à Brooklyn.
Lui-même savoure son passé de héros du New York Police Department (NYPD), un homme qui a enquêté sur 241 meurtres et en a élucidé des dizaines et des dizaines – un closer, comme on appelle ces inspecteurs capables de « fermer » (to close) les dossiers en cours, c’est-à-dire de résoudre les affaires.
Un scandale inouï
C’est justement ce zèle qui fait aujourd’hui de l’affaire Scarcella un scandale inouï : la justice a déjà identifié 71 condamnations douteuses pour meurtre dans lesquelles l’inspecteur a joué un rôle-clé. Le nombre total pourrait atteindre la centaine ! Une centaine de procès, des dizaines de faux coupables envoyés dans de vraies prisons, oubliés de tous, incapables de se payer un avocat pour réexaminer leur condamnation.
Et pendant ce temps-là, l’homme qui les avait piégés, héros du NYPD, paradait sur les plateaux de télévision. Invité à une émission sur les faux aveux, en 2007, il fonçait tête baissée :
Est-ce qu’il y a des règles [pour obtenir des aveux], quand il s’agit de meurtre ? Non, il n’y en a aucune. Je leur mens. J’utilise la tromperie […]. Les inspecteurs hors pair naissent avec ce sixième sens, cette boule de cristal dans leur estomac. Cette capacité à entrer par un moyen ou un autre dans l’âme de quelqu’un et à lui faire dire ce que l’on a besoin d’entendre. »
« C’est moi qui avais suggéré aux producteurs d’inviter Scarcella, se souvient Steve Drizin, un professeur de la Northwestern University spécialiste du sujet. Il était haut en couleur, télégénique et controversé. Ce n’est pas ce qu’il a dit sur la façon d’obtenir des aveux qui m’a choqué, j’étais habitué à de tels propos. Là où j’ai réagi, sur le plateau, c’est quand il a ajouté qu’il n’avait jamais obtenu de faux aveux et n’en obtiendrait jamais. C’était invraisemblable. Mais il n’en a pas démordu. Si seulement j’avais su… »
Descente aux enfers
La descente aux enfers de Superflic a commencé en 2011 de la façon la plus classique : un vieux remords devenu trop lourd à porter. Un jour de janvier, Menachem Lieberman contacte un avocat. Lui aussi a une confession à faire : vingt et un ans auparavant, alors qu’il avait 13 ans, Lieberman a été témoin à charge dans le procès de David Ranta. L’histoire est tragiquement simple.
Dans le quartier de Williamsburg, à Brooklyn, un coursier part livrer 23 kilos de diamants à tailler. S’apercevant qu’il est suivi, il monte dans sa voiture, recule brutalement pour envoyer son assaillant dans un tas d’ordures et démarre en trombe. Le voleur panique, il se dirige vers une automobile arrêtée, tire quatre balles sur le conducteur et s’enfuit. La victime, un rabbin ultraorthodoxe, décédera quatre jours plus tard.
Lors du procès, le témoignage du jeune Menachem est crucial : peu avant le meurtre, il a vu deux types à l’allure suspecte dans une voiture garée non loin de là. Lors d’une séance d’identification six mois après le meurtre, il a désigné David Ranta comme l’un des deux hommes. Son témoignage est d’autant plus crédible que Ranta, un chômeur toxicomane, aurait tout avoué à l’inspecteur Louis Scarcella. L’accusé nie, il affirme que ses prétendus aveux ont été inventés.
C’est purement et simplement un coup monté ! » s’étrangle-t-il.
Il est condamné à trente-sept ans et demi de prison. Le temps passe. David Ranta croupit en prison. Michael Baum, son avocat, qui n’a jamais cessé de croire à son innocence, perd deux procès en appel. Les bizarreries de cette affaire sont pourtant multiples, elles auraient dû alerter les juges. Le fait, par exemple, que le coursier s’est dit « sûr à 100% » que son agresseur n’était pas Ranta.
« Batman et Robin »
Le fait, aussi, que « Batman et Robin », comme on surnomme au NYPD Scarcella et son éternel partner, l’inspecteur Stephen Chmil, ont offert à deux détenus des excursions hors de prison pour se taper la cloche ou rendre visite à des prostituées. Les deux étaient témoins à charge dans le procès Ranta… Le fait, enfin, que la veuve d’un certain Joseph Astin affirme sous serment que son mari, décédé dans un accident de voiture, lui a raconté dans le détail comment il avait tué le rabbin dans un moment de panique.
Louis Scarcella, à gauche, à côté de son coéquipier, Stephen Chmil.(Alan Zale/The New York Times-Redux-Rea)
Rien n’y fait. Jusqu’à ce jour de janvier 2011, où Menachem Lieberman se soulage de sa mauvaise conscience en appelant Michael Baum, l’avocat. L’identification des suspects a été parfaitement frauduleuse, lui confie-t-il. Juste avant, l’un des inspecteurs (Scarcella ou Chmil) lui a dit de « choisir le type avec un gros nez » – David Ranta – dans la rangée de suspects.
Il faut que vous compreniez, expliquera-t-il, j’étais un juif hassidique qui n’avait pas la télé, qui n’avait aucun accès au monde extérieur. Je n’avais aucune idée de ce qu’était le système judiciaire ni de la façon dont il fonctionnait. »
Son remords tardif va tout changer. Fin 2011, le procureur de Brooklyn présente à une assemblée d’avocats la Conviction Integrity Unit, une nouvelle unité chargée de vérifier la légitimité des condamnations passées. Il demande à l’assistance : « Connaissez-vous des affaires qui mériteraient d’être réexaminées ? » Michael Baum lève la main. Il ne le sait pas encore, mais cette main levée va changer la face de la justice new-yorkaise…
Sans zèle excessif, l’unité du procureur commence à démonter la machine infernale des flics ripoux. Elle exonère, notamment, David Ranta. Mais il faudra attendre l’élection d’un nouveau procureur à Brooklyn, en novembre dernier, pour que le mouvement s’accélère. Son nom ? Kenneth Thompson, l’avocat passionné de Nafissatou Diallo !
Corruption
Thompson a mené campagne contre l’inamovible procureur sortant, promettant de faire le grand ménage dans une administration gangrenée par la corruption. Dès son entrée en fonction, il affecte dix procureurs et trois inspecteurs à l’unité créée par son prédécesseur. Leur priorité tient en un mot : Scarcella.
Kenneth Thomson, le procureur de Brooklyn, fut le pugnace défenseur de Nafissatou Diallo dans l’affaire DSK.(Don Emmert/AFP Photo)
C’est un château de cartes qui s’écroule. Chaque détail douteux dans une affaire révèle d’autres aspects louches, chaque cas étrange éclaire des bizarreries similaires dans d’autres dossiers. Avec un point commun : Scarcella. Scarcella le cow-boy, l’inspecteur dont quelques-uns avaient tout de même fini par se méfier.
Certains inspecteurs refusaient de faire équipe avec lui, une poignée de procureurs scrupuleux prenaient avec des pincettes ses enquêtes miraculeuses, surtout depuis qu’une caméra de surveillance avait filmé Scarcella en train de faire sortir deux détenus de prison pour l’une de ces excursions-récompenses dont il avait le secret. Mais ce n’était que la partie émergée de l’iceberg.
Témoins plus que douteux
Les procureurs de l’unité spéciale découvrent par exemple l’usage répété de témoins plus que douteux. En particulier Teresa Gomez, originaire de Trinité-et-Tobago, qui passe ses nuits dans les rues du quartier de Crown Heights, à Brooklyn. Une « jeune femme perturbée, totalement accro à la drogue, ayant une conduite criminelle la plupart du temps, de plus en plus erratique dans ses témoignages », dira un procureur.
Mais une femme qui a le chic pour se trouver pile-poil au bon endroit quand un meurtre est commis. Surtout quand Scarcella est chargé de l’enquête : elle est témoin à charge dans six affaires de meurtre, réussissant l’exploit d’assister à deux meurtres qu’aurait commis un même assassin !
Cet homme s’appelle Robert Hill. Il sera le premier (avec deux demi-frères condamnés pour un autre meurtre où Scarcella a également mené l’enquête) à être disculpé par Kenneth Thompson.
Lors du premier procès de Robert Hill, Teresa Gomez était le seul témoin oculaire. Elle affirmait l’avoir vu commettre le meurtre par le trou d’une serrure. Après avoir appris qu’il n’y avait pas de trou de serrure et qu’elle ne pouvait rien avoir vu à travers la porte, le jury a acquitté mon client, raconte Pierre Sussman, l’avocat de Hill. Qu’elle ait prétendu assister à tous ces meurtres en faisait déjà un témoin très problématique. Ajoutez à cela le fait que ses témoignages étaient mal ficelés, truffés d’invraisemblances et de contradictions, et il est clair que sa crédibilité était nulle. »
Mais pas pour le jury du second procès, qui envoie Hill à l’ombre. Il y passera vingt-sept ans. Au procès de ses deux demi-frères, les incohérences sont tout aussi choquantes – non seulement le témoignage de Teresa Gomez, tellement bizarre qu’un avocat demande que l’on procède à une analyse d’urine de la jeune femme, mais également le fait que la défense n’est pas informée de l’existence d’un témoin à décharge. Les frères sont condamnés à un minimum de dix-huit ans de prison. Ils ne se sont jamais revus : l’un est mort en détention à l’âge de 37 ans, le second a été libéré après avoir passé dix-neuf ans derrière les barreaux.
Aveux miraculeux
Mais dans la panoplie des témoins foireux de Scarcella, Teresa Gomez n’était pas la seule. Roger Logan a ainsi passé dix-sept ans en prison pour un meurtre dont le témoin principal était Aisha Jones, une jeune femme qui affirmait avoir vu Logan de sa fenêtre juste avant qu’un homme soit tué. « C’était impossible, souligne Harold Baker, l’avocat de Logan : au moment du meurtre, Mme Jones était elle-même en prison ! » Il faudra attendre l’enquête minutieuse de la Conviction Integrity Unit de Thompson pour découvrir ce léger détail…
Le plus troublant, chez Scarcella, ce sont ces aveux miraculeux qu’il dit obtenir. Il s’est bâti une telle réputation qu’on fait appel à lui pour tirer les vers du nez aux clients récalcitrants. En réexaminant les procès, cependant, les procureurs de Thompson tombent sur de curieuses répétitions de formules.
Par exemple, les suspects interrogés par Scarcella, quand ils craquent, commencent souvent par ces mots : « You got it right » (« Vous avez raison ») ou « I was there » (« J’y étais »). Impossible de vérifier, Scarcella n’enregistre ni ne filme ces déclarations, sauf quelquefois la version finale. Il les note parfois sur un coin d’enveloppe, ou les retranscrit de mémoire. Pas étonnant, dans ces conditions, que plusieurs des suspects qu’il a interrogés affirment avoir été passés à tabac.
Scarcella est vraiment un policier ripou, il m’a battu jusqu’à ce que je signe ces aveux », accuse Sundhe Moses, qui a passé dix-huit ans en prison pour le meurtre d’une fillette de 4 ans et a été blanchi en décembre dernier.
Destruction ou fabrication de preuves, avec M.Scarcella tout était bon pour clore un dossier « , renchérit Leah Busby.
C’est cette jeune avocate pugnace, et non les procureurs, qui a retrouvé un témoin à charge affirmant que lors de l’identification des suspects les flics lui avaient indiqué l’homme à désigner.
Tenir le vrai coupable : pas une priorité
Scarcella était peut-être un cas extrême d’inspecteur ripou, au sein du NYPD, mais personne ne se risque aujourd’hui à le considérer comme une aberration. Sans un environnement favorable, il n’aurait jamais pu afficher un tel palmarès.
Au tournant des années 1990, il y avait tellement de violence, de meurtres, d’affaires liées à la drogue… Face à cela, un bon nombre d’inspecteurs et de procureurs corrompus ne se sont pas trop encombrés d’éthique. Ils étaient noyés sous le nombre d’affaires et au bout de quelque temps, tenir le vrai coupable n’était plus leur priorité. Ils voulaient juste boucler le dossier. Les policiers procédaient à des arrestations avec un minimum de preuves et des témoins peu crédibles, mais ils s’en fichaient. Et, une fois qu’ils avaient arrêté quelqu’un, le parquet le faisait condamner », raconte l’avocat Joel Rudin, un vétéran du barreau.
Pour la ville et l’Etat de New York, les conséquences financières risquent d’être douloureuses. David Ranta a déjà obtenu 6,4 millions de dollars (près de 5 millions d’euros) de la ville, il poursuit maintenant l’Etat. Jabbar Collins vient de recevoir 3 millions de dollars de l’Etat. Pour Roger Logan, « nous demandons 100 millions de dollars » à l’Etat, indique Harold Baker, son avocat. Et ainsi de suite…
David Ranta, injustement condamné pour meurtre à 37 ans et demi de prison après de faux témoignages recueillis par Louis Scarcella, a été innocenté et libéré en mars 2013. (Doug Benz/The New York Times-REDUX-REA)
Mais, dans toute cette montagne de dollars, pas un cent ne proviendra de la poche de Louis Scarcella. « Je n’arrive pas à m’y faire : les grandes villes américaines souscrivent des polices d’assurance contre les poursuites au civil ; ces dernières années elles ont payé des centaines de millions de dollars de dommages et intérêts pour de faux aveux ou des violations des droits civiques et il n’y aucune preuve que cela ait changé le comportement de la police », s’indigne Samuel Gross, un prof de droit de l’université du Michigan qui dirige le Registre national des Erreurs judiciaires.
Des inculpations ?
Protégé au civil par ces polices d’assurance, Scarcella n’a pas été poursuivi au pénal. En tout cas, pas encore. Si Kenneth Thompson, le procureur de Brooklyn, se montre désormais aussi discret qu’il était volubile lors de l’affaire DSK, « c’est peut-être parce que les procureurs fédéraux préparent des inculpations », suggère le professeur Gross. Louis Scarcella pourrait être poursuivi par l’Etat fédéral pour violation des droits civiques. Peut-être… Il a une défense toute prête, qui pourrait se révéler redoutable :
Si ce que j’ai fait était si terrible, on n’aurait pas dû l’utiliser dans un procès. »
Autrement dit, c’est tout le système judiciaire qui serait fautif. Y a-t-il d’autres Scarcella dans la nature ?
Absolument !, s’exclame l’avocat de l’un des sept condamnés déjà innocentés dans les affaires traitées par le policier. Dans chaque commissariat, dans chaque juridiction du pays, on trouve des inspecteurs comme lui. Vu le nombre d’affaires sur lesquelles ils peuvent intervenir, il suffit d’un ou deux par juridiction pour faire de gros dégâts. »
Certes, New York a changé : la ville a connu 333 homicides l’an dernier, près de sept fois moins qu’en 1991, au plus fort de l’épidémie de crack. Avec moins d’affaires à traiter, la justice et la police peuvent prendre plus de précautions.
Mais les mêmes tactiques sont toujours utilisées par les forces de l’ordre pour faire parler les suspects, et le système continue de produire des aveux très problématiques », note le professeur Drizin.
D’autant qu’à Manhattan ou à Brooklyn il n’est toujours pas obligatoire de filmer les interrogatoires, une pratique pourtant adoptée par de nombreuses grandes villes.
Dans un grand nombre de cas, on recourt aux mêmes instruments de pression sur les témoins, affirme Joel Rudin, l’avocat de Jabbar Collins. Mais prouver que ces pressions ont fait la différence dans un procès est difficile pour des prisonniers qui n’ont pas d’avocat, ce qui est le cas pour 90 à 95% des détenus qui affirment être victimes d’une erreur judiciaire. En ce qui me concerne, j’ai consacré 1.300 heures de mon temps, non payées, à défendre M. Collins parce que j’étais convaincu de son innocence. Mais honnêtement, quand j’ai commencé à travailler sur cette affaire, je n’imaginais pas que cela me prendrait autant de temps. »
Innocent sur le papier jusqu’à preuve du contraire, Louis Scarcella n’a pas été épargné par la tragédie. Début juin, son frère Michael s’est tiré une balle dans la poitrine. Il était sur le point de prendre sa retraite de policier. Michael, un célibataire sans enfants qui adorait Louis, a laissé une note : « Mon frère est un type bien, un bon inspecteur. Il a dit la vérité. »
Philippe Boulet-Gercourt – Le Nouvel Observateur
Source Article from http://tempsreel.nouvelobs.com/l-enquete-de-l-obs/20140828.OBS7506/le-superflic-etait-en-fait-le-plus-ripou-de-new-york.html
Source : Gros plan – Google Actualités