Si vous êtes comme 99,9% des Terriens, vous ne visiterez jamais la grotte Chauvet. Pour une raison simple : cette merveille découverte en 1994, enclavée dans le calcaire du lieudit Combe-d’Arc (Ardèche) et qui contient des centaines de dessins et peintures tracés de la main de l’homme il y a 36.000 ans, est fermée au public.
Trop de risques que nos humaines respirations endommagent – comme dans la malheureuse grotte de Lascaux – l’un des premiers témoignages de l’art européen, préservé dans un état exceptionnel et que l’Unesco vient de classer à son patrimoine mondial.
Pourtant, à partir d’avril prochain, vous pourrez vous promener entre les cascades de chevaux, lions, mammouths et bisons galopant sur les parois paléolithiques, mais aussi humer son parfum et entendre son silence millénaire. La réplique de la grotte, tout en béton et résine, située à 3 kilomètres de la vraie, ne se contente pas de reproduire les dessins du lieu original mais a été pensée pour combler les cinq sens des 300.000 à 400.000 visiteurs attendus chaque année.
1 Le (bon) goût
On ne le soupçonne pas, mais il y a mille manières de copier une grotte. « La tentation a existé de faire quelque chose de spectaculaire, truffé d’effets spéciaux, se souvient Jean-Hugues Manoury, le scénographe de la réplique. Mais quand on a du caviar, on n’ajoute pas de ketchup. » Autrement dit, la magnificence de Chauvet suffit largement à combler l’esthète, sans qu’il soit besoin de monter le Parc Astérix.
Dans la grotte originelle, certains de mes collaborateurs ont même fondu en larmes, tant ce lieu est intimidant, rappelle le scénographe. Il peut faire peur aussi. Ce ne sont presque que des animaux dangereux qui sont représentés, et cette menace plane sur le spectateur. Il fallait conserver intacte cette émotion. »
La question s’est posée un temps : les visiteurs auront-ils le droit de toucher ce qui n’est (après tout) que du béton ? « Evidemment non ! répond en souriant Jean-Hugues Manoury. Pour qu’ils acceptent le jeu, il faut créer du sacré. Une majorité de touristes ayant visité les répliques de Lascaux sont persuadés d’avoir visité Lascaux. Ce serait formidable d’arriver à cela. »
2 La vue
« Psychologiquement, c’est très difficile à vivre… » Personne ne croit Gilles Tosello quand il confie être écrasé par la responsabilité qui lui est échue : reproduire à main levée ces somptueux animaux pariétaux qui paraissent jaillir sur ceux qui les observent. Pourtant, le Toulousain a le CV rêvé pour cette besogne : plasticien formé aux Arts déco, il est aussi docteur en préhistoire.
Formé aux Arts déco, Gilles Tosello a œuvré des heures pour miter le trait nerveux des 420 dessins d’animaux. (Carole Fritz-Sycpa)
« Les dessins de Chauvet ne révèlent pas un dispositif artistique très élaboré, avec beaucoup de monde et du matériel important, comme c’est le cas à Lascaux, analyse-t-il. C’est plutôt un « atelier » avec des gens pressés, qui n’ont que quelques minutes pour tenter des choses et peuvent dessiner trois yeux sur un animal au lieu de deux, une patte avec une drôle de forme… C’est cette tension du trait qu’il est si difficile de reproduire. » Pressés oui, mais maîtres techniciens, nos aïeux ! Gilles Tosello n’hésite pas à comparer leurs crobards paléolithiques au geste, précis et véloce, d’un Picasso dans « le Mystère Picasso », le documentaire de Clouzot. Lui-même s’est entraîné, sans relâche, pour effectuer LE tracé parfait…
Non, pas parfait, corrige-t-il. Il ne sera pas au millimètre près celui qui est tracé dans la grotte, mais il reproduira, je crois, son énergie. »
Un travail soutenu par sa devise : « Mieux vaut être un bon faussaire qu’un mauvais copiste. »
3 L’ouïe
Si, lors de la visite de la réplique, votre oreille est frappée par le « ploc »d’une goutte d’eau quittant une stalactite pour toucher le sol, cela ne sera pas le fruit du hasard. Car ce « ploc » de rien du tout, diffusé par un haut-parleur invisible, aura été pensé pour surgir dans un silence profond celui de la Chauvet originelle, coupée à 100% des bruits extérieurs. Un silence recréé par Federico Cruz-Barney, un acousticien qui a officié à la Salle Pleyel et avec Patrice Chéreau.
Contrairement à ce qu’on imagine, c’est assez complexe de refaire cette « qualité » de silence. »
Il a dû composer dans la copie avec le léger ronron de la ventilation artificielle. Mais pas seulement. « Vos pas ne résonnent pas de la même manière dans le silence d’une salle confinée et dans celui d’une cathédrale. »
L’acousticien a tenté de reproduire un « silence de sanctuaire, grâce à des matières murales qui réverbèrent le son et donneront un effet de majesté ». C’est aussi pour conserver ce sacré que les visites guidées se feront en chuchotant, précaution absolument superfétatoire, « mais évidemment indispensable, précise Federico Cruz-Barney. Pour que les gens ne parlent pas et pour que le mystère demeure ».
4 Le toucher
Chauvet n’est pas seulement un bijou en matière d’art pariétal : c’est aussi une splendeur géologique, nantie d’énormes stalactites et stalagmites et de concrétions calcaires renversantes. Reproduire tout cela au plus près et, surtout, permettre aux visiteurs de ressentir physiquement leur texture et même leur fraîcheur relève du défi- en général, les imitations de façades rocheuses ressemblent plutôt à du rocher de péplum…
Du mortier semi-liquide a été projeté sur les parois, explique Yves Poisson, l’un des sculpteurs à l’œuvre. Ensuite, nous n’avions que quelques heures pour le sculpter avant qu’il ne durcisse. »
Il s’agissait – photos ultraprécises à l’appui – de rendre les entrelacs de fissures, de bosses et de minuscules anfractuosités diaprant les parois. Une minutie de bénédictin – de l’ordre de 3 à 5 mètres carrés sculptés par jour – qui vaut aussi pour le matériau projeté.
Installation de la concrétion de mammouth. Une minutie de bénédictin (Carole Fritz-Sycpa)
« Nous avons donné soixante »faciès » géologiques différents au mortier, avec tous les panels de couleurs d’origine, de l’ivoire à l’ocre foncé, et toutes les textures, de la plus lisse à la plus granuleuse », décrit Sergio Margiocchi, chef de projet à la société AAB, qui supervise les projections. Les derniers ajouts de teinte se font à la brosse et au millimètre par un « jus »(eau colorée) d’un rougeâtre plus ou moins marqué.
5 L’odorat
Quand vous envoyez un nez dans une grotte, que fait-il ? « Il hume, hume et prend des notes avec un petit crayon », répond Karine Chevallier, nez professionnel qui travaille à la confection d' »ambiances » parfumées en certains lieux – il s’agit de redonner, par exemple, de la « chaleur » à une chaîne hôtelière jugée trop impersonnelle.
Durant sa visite, elle a griffonné une suite de noms abscons dénichés dans sa bibliothèque mentale (Terranol, Lilial, Timberol…) – les marques commerciales par lesquelles les spécialistes désignent les molécules olfactives qui, mises toutes ensemble, composent le parfum très particulier de caverne (pierre et terre nimbées d’humidité). Ce parfum, elle devra ensuite le reproduire pour la réplique. Même si, en l’occurrence, Chauvet exhalait une senteur fort discrète, Karine Chevallier a retrouvé l’une de ses touches olfactives dans… Le très odorant patchouli.
L’une des « facettes » [molécules] du patchouli est en effet très terreuse, très appropriée. J’y ajouterai des notes aqueuses, boisées… »
Les visiteurs de la réplique ne s’en rendront certainement pas compte, mais ils humeront successivement deux parfums différents, et auront ainsi « la sensation d’un parcours effectué dans les profondeurs ». Deux parfums qui n’agiront qu’une fois les odeurs « parasites »émanant des touristes (sueur, déodorant…) neutralisées par une savante projection de molécules « emprisonnantes ».
Source Article from http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20140822.OBS6939/dans-la-grotte-de-chauvet-avec-le-son-et-l-odeur.html
Source : Gros plan – Google Actualités