D’abord les personnages. En vedette, Bo Xilai, un Kennedy chinois de 64 ans, « prince rouge » promis aux plus hautes fonctions. Sa femme, ancienne avocate brillante devenue meurtrière. Son fils, étudiant et jet-setteur. Un milliardaire généreux, un super-flic déchu dans le rôle de Judas, un citoyen britannique dans celui de la victime et un Français dans celui du prête-nom. Puis les lieux : Chongqing, 30 millions d’habitants au coeur de la Chine, et une mystérieuse villa cannoise au milieu de toutes les intrigues.
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L’énumération des personnages et des lieux du drame qui s’est conclu, en août, par le procès de Bo Xilai et sa condamnation à la prison à vie, le 22 septembre, donne bien les dimensions d’une affaire hors norme. Les audiences du procès ont passionné la Chine. Par microblog interposé, le tribunal diffusait sur son compte Weibo des éléments choisis (dépositions, plaidoiries et vidéos), dévoilant à des millions d’internautes le monde secret des élites chinoises, où se mêlent politique, corruption, sexe et luttes d’influence.
Ambitieux, rodé aux codes de la communication et beau gosse, Bo Xilai, pur produit de l’aristocratie communiste chinoise, est né l’année même de la fondation de la République populaire (1949). Son « crime » a d’abord été d’avoir secoué sa famille politique en bouleversant la stabilité imposée depuis le séisme de Tiananmen en 1989, lorsque des manifestations ont failli faire tomber le régime. Il ne voulait pas attendre son heure, quitte à froisser nombre de hiérarques.
Derrière cet homme accusé de s’être laissé déborder par une épouse paranoïaque et un homme de main machiavélique, c’est aussi l’homme politique charismatique et ambitieux qui était visé par le pouvoir chinois. La sentence, plus dure que prévu aux yeux de nombreux observateurs, sert pour l’exemple. Car Bo Xilai a voulu faire ses preuves jusque dans la démesure, bousculant la règle d’or du Parti communiste chinois (PCC) post-Mao : l’autoritarisme oui, mais à condition qu’il soit collectif et anticharismatique.
Le verdict du 22 septembre est d’abord celui du parti : le numéro un, Xi Jinping, et les autres dirigeants du PCC ont jugé en Bo Xilai l’ancien membre du Bureau politique, un « camarade » donc, mais aussi le fils de Bo Yibo, l’un des huit « immortels » du parti, ceux qui ont participé à la Longue Marche avant d’être sacrifiés pendant la Révolution culturelle par Mao, puis réhabilités sous Deng Xiaoping.
Le procès de Bo Xilai a été tout sauf impersonnel. Ce dernier, accusé de corruption et d’abus de pouvoir, charges qu’il a pu contester – une liberté inédite –, s’est montré soucieux, lors des audiences, de l’avenir de ses deux fils. Il a critiqué la manière dont son épouse, mentalement instable, a été poussée par les enquêteurs à prétendre qu’il était au courant d’investissements privés, dont la villa cannoise. Il n’en avait pas la moindre idée, a-t-il assuré, entièrement occupé par les intérêts du pays. Le beau parleur a également brouillé les pistes en évoquant la passion amoureuse secrète de son ancien chef de la police, Wang Lijun, pour sa femme, Gu Kailai. Dans des déclarations expurgées, Bo Xilai l’incontrôlable a mis en question les méthodes utilisées pour lui soutirer des aveux. Il n’a fait que suivre les instructions venues d’en haut, a-t-il plaidé, en démettant son chef de la police, poussant ainsi le « traître » Wang Lijun à trouver refuge dans un consulat américain, en 2012, déclenchant l’invraisemblable feuilleton qui vient de se conclure.
HÉRITIER D’UN CLAN PUISSANT
En digne fils de prince, Bo Xilai n’a cessé de convoquer les références historiques et familiales. « Les princes rouges ont l’intime conviction que le pouvoir leur revient, car ils sont les héritiers des pères fondateurs », explique le sinologue Michel Bonnin. En effet, Bo Xilai a derrière lui un clan puissant : à la clôture de son procès, le 26 août, sa fratrie l’a applaudi. Dans une lettre aux siens rédigée mi-septembre, Bo Xilai affirme qu’il attendra « paisiblement en prison », et suivra « les pas de son père », « emprisonné de nombreuses fois ». Il évoque le « passé glorieux » de ses parents et dit se consoler de la solitude « grâce à la photo de sa mère », poussée au suicide durant la Révolution culturelle.
Cet héritage familial imbriqué dans l’histoire du parti, que décrit le journaliste australien John Garnaut dans l’ouvrage qu’il a consacré aux turpitudes de la dynastie Bo (The Rise and Fall of the House of Bo, Penguin Specials, 2012), est une succession de renversements.
Au début de la Révolution culturelle, en 1966, Bo Xilai et deux de ses frères, alors au lycée pékinois réservé à l’élite (Bo Yibo, leur père, est vice-premier ministre), font partie des premiers groupes de gardes rouges qui persécutent ceux dont « l’origine de classe » fait des « réactionnaires ». Parmi eux, de nombreux enseignants. Agé de 17 ans, Bo Xilai, le cadet, est certes décrit comme le plus réservé du trio. Les Bo et leurs acolytes font en tout cas régner la « terreur rouge » : « L’un des secrets les mieux gardés du parti est le fait que les premiers ravages de la Révolution culturelle furent perpétrés presque exclusivement par des fils de prince aujourd’hui dans des positions stratégiques de pouvoir », écrit John Garnaut.
Très vite, le vent tourne : Mao et la faction « gauchiste » du régime visent en réalité le gouvernement de Liu Shaoqi. Arrêté en décembre 1967, Bo Yibo, traîné devant les foules au Stade des travailleurs à Pékin, clamera sa loyauté au parti et insistera… pour se défendre lui-même. Accusé d’appartenir à la « clique renégate » de Liu Shaoqi et Deng Xiaoping, censés être les « tenants de la voie capitaliste », il subira des dizaines de séances de tortures humiliantes. Après l’arrestation de leur père, les fils Bo sont ciblés par d’autres groupes rebelles. Ils seront emprisonnés cinq ans au camp 789, près de Pékin. A sa sortie, Bo Xilai convole en premières noces avec la fille d’un ancien cadre de Pékin. Il passera en 1977 le concours tout juste rouvert des universités et entre à celle de Pékin. Il obtient sa carte du parti en 1980 et fera une maîtrise de journalisme à l’Académie des sciences sociales.
En 1984, il devient secrétaire du parti d’un comté proche de Dalian, dans la province du Liaoning (nord-est de la Chine). Sa carrière y décollera. Il est le flamboyant maire de Dalian à partir de 1992, pour huit ans, puis gouverneur de la province, en grande partie grâce à son père, réintégré au Bureau politique dès le retour au pouvoir de Deng Xiaoping.
Bo Yibo est l’un des « anciens » les plus influents du parti. Il joue un rôle de premier plan dans le limogeage du progressiste Hu Yaobang, en 1987, et sera partisan du recours à la force lors des événements de Tiananmen. Bo Yibo est aussi le mentor de Jiang Zemin, le numéro un installé par Deng et les anciens en 1989. Le vieillard continuera après la mort de Deng Xiaoping, en 1997, de peser sur les nominations au sein du parti. Il s’éteint à 98 ans en janvier 2007, après avoir enterré tous les autres fondateurs du régime.
Cette année-là, Bo Xilai, qui accède au Bureau politique après trois ans comme ministre du commerce, apparaît comme l’un des dirigeants les plus prometteurs de sa génération. Mais il s’est fait doubler par les deux dauphins désignés, dont un autre prince rouge, Xi Jinping, et le technocrate Li Keqiang, propulsés au sein du cénacle dirigeant, le Comité permanent. Bo Xilai sait qu’il doit batailler pour rejoindre le dernier échelon du pouvoir lors du 18e Congrès, en 2012. Chongqing, la ville géante du centre de la Chine dont il est nommé chef du parti, sera son tremplin.
La mégalopole en plein boom est propice à tous les trafics. Bo Xilai fait appel à un policier du Liaoning, Wang Lijun, pour la nettoyer. Wang Lijun, appartenant à l’ethnie mongole, lui a été recommandé par sa femme. C’est un personnage flamboyant, dont la vie et la carrière ont inspiré une série télévisée. Il n’hésite pas à exhiber ses cicatrices, traces de son combat contre la pègre. Lancée en 2009, la campagne antimafia de Bo Xilai et de son lieutenant est louée dans la presse « libérale » chinoise. Son ampleur est considérable : des centaines d’entrepreneurs, de cadres de la police, de la justice et du gouvernement local sont condamnés, certains à mort et exécutés dans des délais extrêmement courts.
« UN DEUXIÈME MAO »
Mais rapidement, le doute s’installe. Dans un rapport qui fera grand bruit en 2011, un professeur de Shanghaï, Tong Zhiwei, brocarde une gouvernance fondée sur la terreur et la confiscation de biens privés au profit d’une politique de redistribution populiste. Car Bo Xilai a assorti son opération antigang d’une campagne néo-maoïste sans précédent. Il entend redonner une « pureté morale révolutionnaire » à un monde « sali » par l’argent : les concerts de chansons rouges deviennent une activité quasi obligatoire, et Bo Xilai remplit les stades d’une foule béate. Les cadres locaux sont envoyés à la campagne. La chaîne de télévision municipale, privée de publicité, diffuse de la propagande communiste.
L’initiative captive des laissés-pour-compte du miracle économique, mais indigne par son côté rétrograde et ses résonances historiques : le plus moderne des hommes politiques chinois s’est piqué d’incarner la revanche des princes rouges en se posant en défenseur de l’idéal communiste contre les carriéristes et les capitalistes, qui profiteraient un peu trop de la liberté concédée par les maîtres du pays.
« Bo était un deuxième Mao, et c’est en cela qu’il dérangeait », juge l’historien Zhang Lifan, qui souligne une ironie : la parenté entre les méthodes maoïstes de Bo Xilai et celles auxquelles recourt aujourd’hui le président Xi Jinping, de quatre ans son cadet, pour « moraliser » le pays par une campagne anticorruption sans merci. Et si la sortie de route de Bo Xilai était celle du plus hypocrite des systèmes politiques, que la Chine actuelle a dû mal à concilier avec sa modernité ?
Source Article from http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2013/09/23/silence-a-vie-pour-bo-xilai_3482740_3208.html
Source : Gros plan – Google Actualités