Une Vénus sur fond noir, parée d’un léger voile. Datée de 1531, l’huile sur bois est signée Cranach l’Ancien (1472-1553), maître de la Renaissance allemande. Saisie début mars par la justice française pour être à nouveau expertisée au Louvre après une lettre anonyme la dénonçant comme faux, l’œuvre était exposée depuis novembre 2015 à Aix-en-Provence, parmi les trésors de la collection privée des Lichtenstein. Un choc pour son propriétaire actuel, le prince Hans-Adam II, qui l’avait achetée en 2013 à un marchant d’art reconnu, Konrad Bernheimer, pour la somme de 7 millions d’euros !
Visés par le même corbeau, un Portrait d’homme de Frans Hals (1580-1666), classé trésor national en 2008, ainsi qu’une peinture surprenante attribuée à Orazio Gentileschi (1563-1639), datée d’environ 1612 : un David contemplant la tête de Goliath, de petit format et finement exécutée sur du lapis-lazuli, une pierre bleue semi-précieuse extraite d’Afghanistan. Cette peinture sur pierre serait un cas unique dans l’œuvre du peintre italien de l’époque baroque, ancien disciple du Caravage… Un précieux cadeau commandé par le pape Paul V, suggère un rapport de l’expert Francesco Solinas, directeur scientifique au CNRS. Qui considère comme scandaleuses ces accusations de faux.
La pièce vient d’être retirée de la National Gallery où elle était exposée, soit dix jours après la saisie du Cranach. « Ce tableau avait été prêté temporairement par un particulier à la National Gallery. Il faisait partie d’une petite présentation d’œuvres de Gentileschi, arrivée à son terme la semaine dernière. Comme prévu, il a été rendu à son propriétaire », précise une porte-parole du musée londonien. Rien d’anormal donc. Et à priori, aucun lien avec la Vénus.
Roulé dans la farine
Le rapport entre les trois œuvres visées? Leur ancien détenteur – appelons-le X – représenté par l’avocat Philippe Scarzella. Le Cranach ? X en aurait hérité en 1973 de la fille d’André Borie, entrepreneur en BTP ayant travaillé sur le tunnel du Mont-Blanc. Dans le cas du Gentileschi, il l’aurait acheté en 1995 à un particulier, qui l’avait récupéré de cette même collection Borie remontant aux années trente. En 2012, X vend le Gentileschi à la Galerie Weiss, basée à Londres et spécialisée en maîtres anciens. La pièce fait sensation au Musée Maillol en 2012, avant d’être cédée en 2013 à son propriétaire actuel, un collectionneur américain.
Problème : une fois le Cranach acquis, X se serait fait rouler dans la farine. En novembre 2012, il remet le tableau « à un intermédiaire à Paris, avec un mandat pour l’expertiser en vue de le revendre, sans qu’il soit encore attribué à Cranach », explique Philippe Scarzella. L’intermédiaire (qui aurait déjà travaillé sur la vente du Frans Hals et du Gentileschi) aurait cette fois « agi de concert avec un certain M. Tordjman ». Qui, se faisant passer pour le propriétaire du tableau (et disant qu’il était dans sa famille depuis 150 ans en Belgique), l’aurait fait sortir illégalement du territoire pour le faire expertiser en Angleterre. Puis vendu au marchand Konrad Bernheimer… encaissant illico les 3,2 millions d’euros sur un compte offshore à Singapour.
Le fameux corbeau ? A en croire X et son avocat, il s’agirait de… Tordjman. En juillet 2013, le prince du Lichtenstein achète la Vénus à Bernheimer. Reconnaissant son tableau dans la presse, X tombe des nues. Et intente une action en justice contre ses usurpateurs. « Au procès en 2014, M. Tordjman n’a rien trouvé de mieux à dire que le tableau avait été spolié par les Nazis. Mais il a été facile d’invalider cela », poursuit l’avocat. « Je suis sûr à 200% qu’il est l’auteur de cette dénonciation de faux faite en 2015, au vu des pièces mises en cause. Il est prêt à raconter n’importe quoi pour se tirer d’affaire », assure-t-il. Rappelant que X, lui, n’est pas mis en examen par la police.
Erreur d’attribution ?
Documents à l’appui, l’avocat est formel : « Le Gentileschi a été examiné et restauré par Arcanes [restaurateur habituel du Musée du Louvre], et son attribution validée par les trois experts mondiaux du peintre : le Pr. Francesco Solinas, le Dr. Roberto Contini et le Dr. Mina Gregori ». Ce que confirme Francesco Solinas : « Pour moi, le tableau est vrai. Il a été restauré devant moi ». Sans compter son passage par le Musée Maillol (2012), la rigoureuse foire européenne de Maastricht (2013) puis la National Gallery, qui dit avoir effectué avec grand soin les vérifications d’usage. Analyse pigmentaire, rayons infrarouges et ultraviolets : après divers examens, la Vénus avait aussi été certifiée de Cranach par deux experts. Même topo pour le Frans Hals, validé par des spécialistes.
Beltracchi, Guy Ribes : certains faussaires ont floué les plus doctes… Mais pour l’avocat, un imitateur ne passerait pas ainsi d’un Gentileschi à un Cranach. Et une erreur d’attribution ? « On n’en est jamais à l’abri, ce qui ne remet pas en cause l’authenticité de l’œuvre, le fait qu’elle soit d’époque », rappelle Alexandra Lapierre, biographe d’Artemisia Gentileschi, fille d’Orazio. « Au XVIIe siècle, le travail de copiste était très respecté, du grand art qui permettait aux images de voyager en Europe. Ces copies étaient très chères et souvent excellentes ». Ce lapis-lazuli ? « Une œuvre étonnante et géniale de beauté ! Presque un travail de miniaturiste qui, s’il est bien de Gentileschi, éclaire sa carrière d’une toute autre manière ». Pourquoi ne lui en connaît-on pas d’autres du même genre ? Seule cette question la taraude…
Quelles que soient les conclusions de l’enquête, ces rumeurs toutes fraîches auront fait des victimes sur le marché de l’art ancien. Dont la foire de Maastricht, qui vient d’entamer sa 29e édition. Car les acheteurs pourraient se méfier des raretés surgies de l’ombre…
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Source : Gros plan – Google Actualités