L’élevage français est en crise, les paysans désespérés. Un livre* qui sort le 4 février raconte comment certains grands groupes laitiers ont transformé l’agriculture pour leur seul profit, laissant sur le carreau une majorité d’éleveurs. Écrit par une ingénieure agronome et un journaliste, il raconte les dessous de la fin des quotas laitiers, explique pourquoi le lait se vend désormais en pièces détachées, revient sur le scandale du « cartel des yaourts », ou s’intéresse encore à la façon dont le lobby de l’industrie agroalimentaire a réussi à nous faire consommer « 3 produits laitiers » par jour… Leurs auteurs répondent au Point.
Le Point : Vous évoquez au début du livre le S.O.S. écrit en octobre par un éleveur laitier qui vient de recevoir un courrier de Danone. Que dit cet appel à l’aide ?
Elsa Casalegno et
Karl Laske : C’est un producteur du Sud-Ouest qui a envoyé, fin octobre, aux journaux, la copie de la paie de lait, avec quelques explications au verso, et en appelant à l’aide. Son coût de production pour une tonne de lait est de 360 euros. À 287 euros, le prix payé par Danone, il perd donc 73 euros par tonne de lait produit. Soit 2 920 euros pour le mois. Aujourd’hui, la plupart des laiteries ont encore baissé le prix du lait qu’elles paient aux producteurs. Lactalis est à 270 euros la tonne, Savencia (Bongrain) un peu au-dessus. La situation est réellement catastrophique. L’Institut de l’élevage prévoyait qu’un quart des éleveurs auraient en 2015 un revenu inférieur à 10 000 euros. Un si faible revenu par rapport à l’exigence et aux contraintes de ce métier place les éleveurs dans une situation impossible. La chute des prix fragilise ceux qui ont investi récemment en faisant confiance aux discours ambiants vantant les perspectives florissantes de la libéralisation et de la fin des quotas. Pour cet éleveur laitier, si personne ne fait rien, les industriels seront responsables d’une vague de suicides. En 2014 déjà, 23 % des agriculteurs avaient un risque élevé de burn-out.
En avril dernier, en décrétant la fin des fameux quotas laitiers, l’Europe aurait donc sous-estimé ses conséquences sociales ?
Les États membres les plus libéraux ont gagné la partie en Europe. Il est clair que certains pays ont pour seule priorité d’engranger des parts de marché à l’export pour leur lait, au détriment de toute considération sociale. Cette frénésie est en partie à l’origine de la surproduction actuelle et de la baisse des prix. L’Allemagne a augmenté sa collecte de 5 % entre avril et novembre 2015, par rapport à la même période de 2014, le Royaume-Uni de 7 %. En France aussi, les milieux industriels et coopératifs ont investi des centaines de millions d’euros dans de nouvelles tours de séchage pour fabriquer de la poudre de lait, destinée entre autres à l’export. Dans la perspective de la fin des quotas, certains d’entre eux ont mis en place des procédures d’augmentation des volumes par élevage, sur la base du volontariat, ce qui a conduit de nombreux éleveurs à faire le pas de l’agrandissement du troupeau et d’investissements (achat d’un robot de traite, agrandissement de l’étable…). Au vu du résultat, on ne peut que constater que cette stratégie est un échec. Il faut que les pouvoirs publics mettent des freins sur les prétentions exportatrices et les volumes de production, et qu’ils aident les producteurs à défendre un prix qui les rémunère.
L’an dernier, onze industriel
s laitiers
étaient condamnés par l’Autorité de la concurrence, pour s’être entendus sur les prix. Le « cartel du yaourt », comme on l’a appelé, fonctionnait depuis dix ans. Comment expliquer un tel délai avant que l’affaire n’éclate ?
Cette activité était par définition secrète. Elle aurait peut-être perduré si l’un des acteurs n’avait pas décidé de dénoncer ces pratiques. Les représentants des groupes en question se réunissaient régulièrement dans des restaurants ou des hôtels pour faire le point, se partager les marchés des produits laitiers frais sous marque de distributeur. Ils s’entendaient sur les prix et sur les volumes. Un carnet secret a été retrouvé. Il leur arrivait de s’entendre pour bloquer les enseignes, et cesser collectivement de fournir celles qui n’acceptaient pas leurs prix. Ils ont été condamnés à payer 192 millions d’euros d’amende par l’Autorité de la concurrence. Et, s’ils ont fait appel du niveau de l’amende, ils ont reconnu les faits. L’objectif pour ces groupes était de générer la plus grosse marge. Certains d’entre eux ont été accusés l’an dernier de profiter de la baisse des prix pour accroître leurs marges.
Autre pratique inconnue du consommateur, qui est pourtant une spécialité française, le « cracking du lait », à l’instar de ce que font les raffineries avec le pétrole. En quoi consiste cette pratique, qui constitue le nouvel eldorado des industriels laitiers, dites-vous ?
C’est une des raisons qui les a poussés à construire de nouvelles tours de séchage. Ces tours permettent d’élaborer, outre des poudres de lait et du lait maternisé, toute une gamme de produits laitiers « secs » nouveaux, et ainsi de multiplier les débouchés. C’est comme vendre le lait en pièces détachées. S’il y a 85 % d’eau dans le lait, il y a aussi des protéines laitières (caséines, caséinates, protéines solubles…), du lactose (le sucre du lait) qui sont convoités pour leurs propriétés nutritionnelles et chimiques. On les retrouve dans la pharmacie, l’agroalimentaire, les peintures, les colles, etc. Selon les lobbyistes du lait, une partie de l’avenir financier de la filière se trouve dans le cracking parce qu’il valorise le lait à un niveau exponentiel et promet des profits élevés.
« Pour votre santé, consommez trois produits laitiers par jour. »
C’est le message diffusé par
les autorités sanitaires
depuis 2001.
Une recommandation qui, selon vous, ne repose pas sur des évaluations scientifiques suffisamment fiables. Alors, pourquoi n’est-elle pas révisée à la baisse ?
C’est l’un des enjeux de la révision en cours du programme national nutrition santé (PNNS), créé en 2001, qui préconise de bonnes pratiques nutritionnelles. Aujourd’hui, les spécialistes que nous avons rencontrés jugent qu’un produit laitier par repas est excessif, même pour les enfants. Les recommandations sur les produits laitiers font partie des éléments de révision. On en sait plus aujourd’hui sur les avantages et les inconvénients pour la santé de la consommation de produits laitiers. Des chercheurs sont chargés d’actualiser la recommandation du PNNS, en s’appuyant sur des études épidémiologiques récentes. Ils sont confrontés à l’intense lobbying de l’Association nationale de l’industrie agroalimentaire (Ania), qui cherche à contrer les politiques de prévention qui, selon elle, « stigmatiseraient les produits ». Un vrai bras de fer a ainsi été engagé au sujet de l’étiquetage nutritionnel simplifié, l’enjeu de l’article 5 de la nouvelle Loi sur la modernisation du système de santé. L’Ania s’oppose frontalement, depuis près de deux ans, au président du PNNS, Serge Hercberg, qui préconise un code à cinq couleurs classant par des pastilles allant du vert au rouge les produits alimentaires, selon leur qualité nutritionnelle. L’Ania a réussi à convaincre le ministre de l’Agriculture que ce système était trop stigmatisant pour les produits trop gras, trop sucrés ou trop salés !
* Les Cartels du lait, d’Elsa Casalegno et Karl Laske, éd. Don Quichotte, 525 p., 21,90 euros.
Consultez notre dossier : Le monde agricole en crise
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Source : Gros plan – Google Actualités