Dimanche 24 janvier, l’émission de Canal+ « Le Supplément », animée par Ali Baddou, recevait Najat Vallaud-Belkacem. La ministre de l’éducation nationale s’est retrouvée pendant une partie de l’émission en présence du président de l’association islamique BarakaCity, Idriss Sihamedi, venu soutenir l’un de ses membres, emprisonné au Bangladesh. Une séquence qui suscite plusieurs séries d’interrogations depuis dimanche. D’abord sur les propos d’Idriss Sihamedi, puisqu’il a affirmé ne pas serrer la main aux femmes avant d’hésiter à condamner l’Etat islamique (EI), ensuite sur la réaction très retenue de la ministre et enfin sur le choix d’inviter cette association à la réputation ambiguë.
Comment s’est déroulée l’émission ?
Le programme, enregistré vendredi 22 janvier, était articulé en plusieurs temps : une première séquence avec Najat Vallaud-Belkacem seule, consacrée à la déradicalisation, puis une partie centrale sur le sort du jeune humanitaire français de 26 ans, Moussa Ibn Yacoub, retenu au Bangladesh depuis le 22 décembre. Cette séquence était constituée d’un reportage sur l’humanitaire et sur cette ONG controversée, puis d’une interview en plateau du président de BarakaCity et de la porte-parole du comité de soutien de Moussa Ibn Yacoub. Après leurs interventions, le programme durait encore 45 minutes environ, toujours avec Najat Vallaud-Belkacem.
Les propos de M. Sihamedi sont survenus après quelques minutes de questions sur le sort de Moussa Ibn Yacoub. Ali Baddou demande au président de BarakaCity s’il se définit comme « musulman orthodoxe ». « Musulman normal », répond l’intéressé. « Vous serrez la main des femmes, par exemple ? », demande Ali Baddou. « Non, comme certains rabbins, je ne serre pas la main aux femmes », répond M. Sihamedi. Ali Baddou fait ensuite référence à une séquence du reportage où le patron de BarakaCity dit en riant à ses collègues : « On va faire une réunion pour désavouer l’Etat islamique. » Il demande à M. Sihamedi s’il condamne l’organisation djihadiste, qui se dit alors « gêné par la question », ayant le sentiment qu’on la lui pose « parce qu’il est musulman », ce qu’il ne juge pas « équitable ». « On est gênés par la réponse », tranche Ali Baddou.
Invitée à réagir, la ministre précise qu’elle ne souscrit pas aux propos de M. Sihamedi et qu’elle est « mal à l’aise », elle aussi, mais ne souhaite pas en dire plus. Sur les réseaux sociaux et dans les médias, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur sa réaction, certains la jugeant « timorée ».
Canal+ a-t-elle offert une tribune au président de BarakaCity en l’invitant sur le plateau ?
Comme le rappelle le reportage diffusé avant l’interview, l’association est connue pour des levées de fonds impressionnantes, de 16 millions d’euros depuis trois ans. Ses campagnes sur les réseaux sociaux sont efficaces, notamment sur le sort des Rohingyas, minorité musulmane de Birmanie avec laquelle travaillait Moussa Ibn Yacoub lorsqu’il a été arrêté. Mais la nature des activités humanitaires de BarakaCity en Syrie interroge, tout comme l’idéologie défendue par son président. En 2015, le siège de l’association, dans l’Essonne, a été perquisitionné à deux reprises.
Pour le rédacteur en chef du « Supplément », Guillaume Hennette, la présence d’Idriss Sihamedi se justifie par le fait que son association emploie le jeune homme retenu au Bangladesh : « On n’allait pas faire un sujet sur Moussa [Ibn Yacoub] en faisant comme s’il ne travaillait pas pour BarakaCity, ça n’aurait pas été honnête, explique le rédacteur en chef, contacté par Le Monde. Il fallait que tous les interlocuteurs soient là. »
Il dément également avoir cherché la confrontation entre ses invités. « Nous avons été factuels du début à la fin, dans le reportage et dans l’interview », rappelle-t-il. « Nous avons posé les bonnes questions. On demande à Idriss Sihamedi ce que “musulman orthodoxe” veut dire, ce qui est normal. Il a sa réponse, qui crée un malaise sur le plateau, mais il n’y a pas eu de clash et nous n’avons pas cherché cela. »
Idriss Sihamedi a-t-il été « piégé » ?
De son côté, Idriss Sihamedi a tweeté son mécontentement peu après l’enregistrement de l’émission : « Un conseil à tous les musulmans aux apparences trop ostentatoires. Si vous passez sur certains plateaux, désavouez directement l’EI. » Le président de BarakaCity a déploré sur Facebook le « montage » de l’émission et a dit vouloir s’expliquer « sans être coupé ». Il explique qu’il avait choisi de faire cette émission pour parler de Moussa Ibn Yacoub. Selon lui, la production leur avait « juré que les thèmes seraient : Moussa, les Rohingyas et les coulisses de sa défense ».
L’association BarakaCity défend également la réaction de son président en invoquant les risques encourus par ses membres. Les questions posées par Ali Baddou appelaient, selon l’ONG, des réponses « imprudentes » pour l’association, des réponses qu’elle pourrait « payer sur le terrain », en Syrie, une « zone de conflit qui n’est pas stable et qui est périlleuse. »
Najat Vallaud-Belkacem aurait-elle dû réagir plus vivement ?
Critiquée pour son absence de réaction sur le plateau, la ministre de l’éducation nationale, ancienne ministre des droits des femmes, s’en est expliqué dans un message publié sur Facebook. Elle dit avoir « refusé d’engager le débat avec un individu qui se situe en dehors du champ républicain ». Dans une interview accordée mardi au Parisien, Mme Vallaud-Belkacem ajoute avoir voulu éviter ce « petit jeu nauséabond consistant à inviter des gens infréquentables pour faire du buzz ».
Pourquoi dès lors avoir accepté de se retrouver en plateau avec un individu aussi controversé ? La ministre était invitée pour présenter les mesures de l’éducation nationale contre la radicalisation. Elle n’était donc pas préparée à réagir sur le dossier de Moussa Ibn Yacoub et à débattre avec M. Sihamedi. Durant la séquence où elle se retrouve à ses côtés, Mme Vallaud-Belkacem avoue qu’elle ne connaît « pas vraiment » le dossier de l’humanitaire retenu au Bangladesh, qui ne relève pas de ses attributions mais du ministère des affaires étrangères. Quelques instants plus tard, elle dit : « encore une fois, je ne connais pas bien l’association », avant de condamner les propos de M. Sihamedi.
Dans l’interview qu’elle accorde au Parisien, la ministre ajoute avoir ressenti « plus que de l’indignation […], de la nausée », en découvrant dimanche après-midi les images enregistrées vendredi sur le plateau de Canal+. Sommée de s’expliquer à l’Assemblée, mardi, par le député de la Loire Yves Nicolin, la ministre a réaffirmé la même ligne :
« Ma règle est simple: on ne débat pas contre les ennemis de la République, on les combat, et mon combat est total. Il exclut tout dialogue artificiel et toute mise en scène».
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Source Article from http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2016/01/26/un-president-dassociation-islamique-cree-le-malaise-sur-un-plateau-de-canal/
Source : Gros plan – Google Actualités