Il fut un temps où Najat Vallaud-Belkacem était ministre des Droits des Femmes. « Mais ça, c’était avant », diront les méchantes langues. Aujourd’hui, confrontée à un militant qui déclare que l’idée qu’il se fait de sa religion de « musulman normal » lui interdit de serrer la main des femmes, la ministre de l’Education nationale n’exprime qu’un sentiment de malaise. Le problème, c’est que de ce malaise ainsi exprimé naît un autre malaise. Le nôtre.
C’était donc ce dimanche, sur le plateau de l’émission de Canal Plus Le Supplément, présentée par Ali Baddou. Les téléspectateurs ont pu y découvrir le responsable d’une association, Barakacity, qui se présente comme à vocation humanitaire. Et visiblement Idriss Sihamedi paraît avoir une conception très particulière de l’humanitaire en particulier et de l’Humanité en général. En quelques minutes, il accumule les propos dérangeants. « Comme certains rabbins, je ne serre pas la main aux femmes » avoue-t-il d’abord. Quand on lui demande de condamner l’Etat islamique, il répond qu’il « est gêné (par) la question » avant d’ajouter: « Ce n’est pas qu’on ne condamne pas l’Etat islamique, c’est qu’on essaye d’avoir une certaine pédagogie pour essayer de discuter avec les jeunes et pour leur faire comprendre qu’on est une alternative qui est bien, qui est pacifique ».
Finalement interpellée par le présentateur de l’émission sur les propos du responsable de l’association Baraka City, en dépit de l’agacement ostensible qu’elle a manifesté durant la prestation de l’intéressé, Najat Vallaud-Belkacem opte pour l’indignation en mode service minimum: « Je crois que c’est une association qui porte une façon de voir les choses qui n’est pas la mienne, à laquelle je ne souscris pas et qui me met aussi mal à l’aise, honnêtement, sur votre plateau, et donc je n’ajouterai rien ».
Un militant dit qu’il refuse de serrer la main des femmes, refuse de condamner sans ambiguïté une organisation terroriste et la ministre n’exprime pas plus qu’un malaise. Soit. A-t-on le droit de s’en étonner? La réaction est-elle faible? Très faible? Trop faible?
Nier les droits de l’Homme et du Citoyen
Il faut bien juger du sens et de la portée des propos d’Idriss Sihamedi. Car ce dernier ne conteste pas seulement les « valeurs de la république », il en conteste de facto le fondement, la première pierre, sur lesquels repose tout l’édifice républicain: Les Droits de l’Homme et du Citoyen.
Refuser de serrer la main d’une femme, c’est-à-dire nier l’égalité, donc la reconnaissance de ses droits, c’est nier deux siècles de construction juridique et politique engendrés par les Lumières. C’est en ce sens qu’il ne faut plus défendre la République au nom de « valeurs » auxquelles s’opposeraient d’autres « valeurs », qui pourraient être semblables à celles d’Idriss Sihamedi. Non. Il faut défendre la République au nom des Droits qu’elle offre à tous, sans distinction d’aucune sorte, dans le cadre d’une Nation de citoyens libres et égaux, ces Droits permettant à chacun de vivre selon ses valeurs pour peu qu’il n’entende pas les imposer à autrui.
Que signifie le refus de serrer la main d’une femme au nom de l’idée que l’on fait de ses croyances? Que ces croyances sont au-dessus des Droits de cette femme et citoyenne? Qu’implicitement, on ne lui reconnaît aucun de ces Droits? Ni liberté de conscience? Ni liberté d’expression? Ni liberté d’opinion, même religieuse? Bref, rien de ce qui caractérise la citoyenne émancipée. Répétons-le: ce n’est plus une question de « valeurs », mais de « Droits ». L’enjeu est supérieur.
Il serait tentant de nier la portée des propos de l’invité de Canal Plus. De mesurer la proportionnalité de la riposte à ses propos selon l’idée que l’on se fait de sa représentativité dans l’opinion. Un extrémiste parle comme un extrémiste, pourquoi lui donner plus d’importance qu’il n’en a en réalité? Alors laissons le parler puisqu’il ne peut être entendu.
Sauf que l’extrémiste en cause est convié sur le plateau d’une grande émission d’infotainment d’une grande chaîne de télévision. Qu’il est posé en majesté, à égalité de traitement médiatique, avec une ministre de la république. Qu’il est ainsi doublement consacré, légitimé par sa présence sur le plateau de Canal Plus et celle de la ministre à ses côtés. Que lorsqu’il déclare qu’il ne serre pas la main des femmes, cela vaut pour Najat Vallaud-Belkacem, même ministre, autant que pour quiconque.
Au nom de la mission essentielle de la télévision, créateur et vecteur de lien social, qui doit rendre compte du réel autant que faire se peut, on veut ici évoquer le contrat qui lie tout téléspectateur à la télévision.
Quand il invite Idriss Sihamedi sur son plateau, Ali Baddou signifie au téléspectateur que cette personne est représentative. Qu’elle incarne quelque chose qui a de l’importance dans la vie publique. D’où la responsabilité qu’il endosse vis-à-vis de ce même téléspectateur et le devoir qui en découle: traiter de son sujet de discussion en responsabilité.
L’alternative est simple. Ou bien Ali Baddou invite Idriss Sihamedi dans le dessein de provoquer un incident prévisible compte tenu de la culture du personnage ; ou bien il l’invite parce qu’il le considère comme représentatif d’un courant qui pèse dans la vie publique. Comme on ose ici croire que ce choix a été pris à raison du second terme de l’alternative, la question du traitement éditorial, donc politique, de cet invité particulier doit être posée.
Le service minimum du présentateur
De ce point de vue, ce qui vaut pour Najat Vallaud-Belkacem vaut pour Ali Badou: la réaction de l’animateur aux propos d’Idriss Sihamedi est bien trop faible au regard du sens et de la portée de ses propos. Ce qui est dérangeant dans la posture de Baddou, c’est qu’il donne le sentiment, en se contentant d’un « On est un peu gêné de la réponse » qu’il ne veut pas en faire trop. Service minimum encore. Comme la ministre. Et pourtant, compte tenu de l’enjeu, à savoir la négation implicite des Droits de l’Homme et de l’héritage de 1789 et des Lumières, on est en droit de s’attendre à plus. Et mieux. Pourquoi tant de tiédeur face à une personnalité qui s’attaque à l’essentiel de ce qui fonde ce que l’on nomme de nos jours « Le Vivre ensemble » ?
Au total, ce moment de télévision est emblématique des temps que nous vivons. Des politiques réduits à l’élément de langage ne savent plus ce qu’ils défendent, ou, quand ils le savent, n’osent plus le défendre. Et des gens de télévision, semblant rechercher à tout prix le moment buzz, jouent avec le feu, s’évertuant à souffler sur les braises, mais sans savoir l’éteindre.
Le malaise, petit malaise de Najat Vallaud-Belkacem suscite le nôtre. Parce que nous savons tous que ce qui se joue sur le plateau de Canal, en cet instant précis, est plus qu’un moment de télévision. Nous contemplons la faiblesse de ceux qui sont supposés refuser ce qui menace notre bien commun. Il y a quarante ans, à la télévision, on montrait les femmes libérées bronzant seins nus sur les plages, aujourd’hui, on y déclare qu’il faut refuser de leur serrer la main. D’où le malaise, le vrai.
Source Article from http://www.challenges.fr/politique/20160125.CHA4289/l-etonnante-faiblesse-de-najat-vallaud-belkacem-face-a-un-musulman-normal.html
Source : Gros plan – Google Actualités