Le 9 juillet 1873, le Reichstag de Berlin vote une loi de monétaire qui fait du mark la seule monnaie du jeune empire d’Allemagne, proclamé le 10 janvier 1871 sous les lambris du château de Versailles. Cette monnaie est la dernière brique apportée à l’édifice de l’unité allemande. Elle va remplacer les quelques 8 unités de mesures monétaires qui subsistent encore dans l’empire.
Le chancelier Otto Von Bismarck a voulu rendre cet acte éclatant : il décide qu’à partir du 1er janvier 1876, seuls les pièces de 10 et 20 marks en or auront cours légal. Les pièces en argent seront retirées de la circulation. C’est l’élargissement au reste du pays de la loi monétaire prussienne de décembre 1871. Le bimétallisme allemand a vécu. Le mark allemand n’est désormais convertible qu’en or.
Le thaler, vieille monnaie allemande basée sur l’argent était dominante jusqu’en 1871
Un acte politique
Cet acte est d’abord un acte politique. C’est une affirmation de la nouvelle puissance du Reich allemand. Du reste, seule l’écrasante victoire du jeune empire sur la France l’a rendu possible. Lors du traité de paix de Francfort le 8 mai 1871, l’Allemagne impose à la France une indemnité de guerre de 5 milliards de francs-or, c’est un quart du PIB de ce qui est encore alors la deuxième puissance économique d’Europe. Le président français, Adolphe Thiers, désireux de libérer rapidement le territoire, lance un vaste emprunt en 1872 et paie l’année suivante la somme promise.
Fort de ces nouvelles réserves en métal jaune, Bismarck peut faire passer l’Allemagne entière à l’étalon or. Pour le chancelier, c’est une façon de faire entrer son œuvre, ce nouveau pays, dans la cour des grands. Jusqu’en 1871, l’Allemagne ne disposait guère d’or et son système monétaire était basé sur l’argent. A l’exception du Royaume-Uni, qui utilise sa richesse en or pour fonder la puissance de la livre, les autres grands pays européens, dont beaucoup, comme la France et l’Italie, se regroupent en 1865 dans l’Union monétaire latine, assure la convertibilité des deux métaux précieux. Avec le passage à l’étalon-or, le Reich se hisse donc directement au niveau de la première puissance économique du monde.
Gravure sur bois contemporaine montrant les négociations du traité de Francfort entre la France et l’Allemagne à l’hôtel Zum Schwan.
Une revanche pour l’Allemagne
Quelle revanche pour ce pays, qui quarante ans plus tôt, était un nain économique ! L’Allemagne, alors morcelée en 41 Etats strictement indépendants, était encore exclusivement tournée vers l’agriculture. Elle n’avait pas engagé, comme la France ou la Belgique – pour ne pas parler du Royaume-Uni – le tournant de l’industrialisation. En réalité, le problème dure depuis deux siècles, depuis la Guerre de Trente ans (1618-1648) qui a réduit la population allemande d’un tiers, a consacré son morcellement politique et a détruit ses structures économiques. Ce coup a pesé lourd lorsqu’il a fallu engager l’industrialisation.
Zollverein et chemin de fer assurent le décollage allemand
Après les guerres napoléoniennes, la Prusse est décidé à en finir avec cette situation. Elle se fait la championne du libéralisme économique, pose des jalons juridiques importants pour favoriser l’entrepreneuriat et parvient en 1834 à réunir les Etats d’Allemagne dans une union douanière, le Zollverein. Un an plus tard, la première ligne de chemin de fer de voyageurs entre Nuremberg et Fürth est inaugurée en Bavière.
Certes, l’ingénieur de la ligne est français et c’est un Anglais qui conduit une locomotive également anglaise. Mais le chemin de fer connaît une expansion plus rapide outre-Rhin qu’en France. Si la France a ouvert sa première ligne en 1828, elle compte en 1840 un réseau moins développé que le réseau allemand. En 1850, l’Allemagne compte déjà 58.000 km de voies ferrées, la France un peu plus de 30.000 seulement…
La Prusse encadre le développement allemand
La conjonction de cette unification du marché allemand et du développement du chemin de fer conduit au décollage de l’économie allemande à partir des années 1850. Les grands bassins miniers sont exploités, les techniques nouvelles adoptées pour faire face à la concurrence. Les importations d’acier, de machines, de locomotives, sont remplacées par des produits locaux qui commencent à s’exporter. La population augmente et s’urbanise, la demande intérieure croît avec la main d’œuvre. La Prusse, là encore, joue un rôle moteur en imposant l’entrée du Zollverein dans l’accord de libre-échange franco-britannique de 1860. Dans un esprit proche de celui qui dominera après 1948 en Allemagne, l’Etat prussien s’efforce surtout de donner un cadre favorable au décollage, tout en se gardant d’intervenir trop directement dans l’économie.
Caricature contre les barrières douanières, le Zollverein, et les calculs d’épicier des petits États en Allemagne
L’Allemagne a rattrapé la France
Juste avant son unité, l’Allemagne commence donc à compter économiquement en Europe. Selon l’économiste Angus Maddison, qui a tenté de reconstruire des données macroéconomique sur des longues périodes, en 1820, l’Allemagne représentait 3,9 % du PIB mondial, contre 5,1 % pour la France. Cinquante ans plus tard, les deux pays font jeu égal avec chacun 6,5 % du PIB mondial. La croissance durant cette période a donc été très vigoureuse outre-Rhin. L’Allemagne est le pays émergent de l’époque et Bismarck veut graver dans l’or cette nouvelle puissance.
Les espoirs économiques de Bismarck
Il espère du reste que le passage à l’étalon or permettra au pays d’accélérer encore. Son objectif est simple : dépasser le Royaume-Uni et pour cela, il faut se battre à armes égales. Des armes en or… L’économiste américain John Chown a compris ainsi ce mouvement : « les Allemands, observant que la Grande-Bretagne était prospère et qu’elle utilisait l’étalon or, en ont tiré la conclusion probablement erronée que le second fait avait causé le premier. » En réalité, cette loi du 9 juillet 1873 annonce une grave crise internationale qui, d’ailleurs, a déjà commencé.
1873 : l’année des krachs
La loi prussienne de 1871 avait commencé par donner raison à Bismarck. L’espoir de voir arriver un afflux d’or dans les banques allemandes avait alimenté l’euphorie en Allemagne, mais aussi en Autriche-Hongrie où l’Exposition universelle de 1873 attise la spéculation immobilière. Mais en février 1873, les Etats-Unis réduisent aussi considérablement la convertibilité du dollar en argent, car ce métal a beaucoup baissé depuis la loi prussienne de 1871. On prend alors conscience que la masse monétaire, loin d’augmenter, va se réduire avec la démonétisation de l’argent.
Une fois l’exposition viennoise ouverte, l’euphorie se transforme en panique. Le marché immobilier autrichien n’a plus de soutien et les liquidités se font plus rares. Les 8 et 9 mai 1873, une série de faillites bancaires à Vienne provoque un krach boursier. En septembre, c’est Wall Street qui s’effondre. Dès lors, les financements bancaires se ferment, l’investissement ralentit. Le vote, dans ce contexte de la loi du 9 juillet avait un aspect hautement dangereux.
L’Exposition universelle de Vienne de 1873
Hausses générales des taux
Du reste, cette loi va aggraver la crise qui se dessine. Elle accroît en effet encore la chute des cours de l’argent et exerce une pression sur les réserves d’or des banques centrales européennes car les particuliers veulent récupérer leur or et se débarrasser de leur argent. En 1878, l’Union latine doit abandonner officiellement le bimétallisme et passe à son tour à l’étalon or exclusif.
Certains pays ne s’en remettront pas : la Grèce et l’Espagne finiront par faire défaut. La Grèce devra même quitter l’Union latine en 1908. Les autres doivent rapidement relever leurs taux pour attirer les dépôts en or et assurer la convertibilité de leur monnaie. Une hausse des taux qui conduit à aggraver la crise qui débute. Le monde entre dans ce qui, avec exagération, a été appelé « la grande dépression. » Pendant vingt ans, jusque dans les années 1890, l’économie mondiale ne va pas cesser de croître, mais elle va fortement ralentir. Et la loi votée par le Reichstag du 9 juillet 1873 n’y est pas pour rien.
Les enseignements
Ce moment de l’histoire économique allemande achève le processus d’unification menée par Bismarck. Il marque aussi l’acmé d’une volonté de puissance politique, mais aussi économique de l’Allemagne. Une volonté qui ne s’est guère embarrassée des conséquences des décisions prises pour le reste de l’économie mondiale.
En 1873, beaucoup s’étaient offensé de « l’égoïsme » allemand et avait mis en garde contre les conséquences pour l’économie allemande elle-même. Des accusations qui résonnent comme étrangement proches aux oreilles de ceux qui, en 2013, vivent la crise de la zone euro. Ce moment est aussi décisif en ce qu’il rappelle qu’une monnaie forte a été apportée au berceau même de l’Allemagne. L’or a longtemps été un rêve pour des Allemands condamnés à l’argent. Avec l’unité, ils ont eu l’or. Soixante ans avant l’hyperinflation de 1923, ce passage au « tout or » explique aussi pourquoi l’Allemagne est attachée viscéralement à une monnaie solide.
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Source Article from http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20130821trib000778376/l-economie-allemande-en-7-dates-le-9-juillet-1873-l-allemagne-passe-a-l-or.html
Source : Gros plan – Google Actualités