Sacré bougre de dieu. Voilà une audience technique, mais intéressante. Toute la question est de savoir à quel point une « pétition » peut être lâche dans sa méthodologie. A quel point le très droitier Institut pour la justice (IPJ) peut-il se prévaloir de 1,7 million de signatures autour de son pacte anti-laxisme judiciaire ? A quel point Maître Eolas peut-il affirmer que ce comptage est « bidon » ?
Ce mardi, le célébrissime blogueur-avocat-à-l’humour-qui-pique, Maître Eolas, était jugé au tribunal correctionnel de Nanterre pour diffamation et injure.
Le match était parfait :
d’un côté, l’Institut pour la justice (IPJ), une association classée très à droite qui ne cesse de tonner contre le « laxisme » de Christiane Taubira, et qui était représentée à l’audience par Gilles-William Goldnadel, connu pour ses positions conservatrices ;
de l’autre, l’avocat au barreau de Paris, dont le pseudonyme révèle l’ambition pédagogique (« Eolas » signifie « connaissance » en gaélique) et dont les blagues et récits ne transpirent guère le tout-répressif. Pour que le tableau soit complet, sa défense était assurée par maître Moyart, alias Maître Mô sur Twitter. A côté de lui, les avocats de Slate et Metronews, qui avaient donné la parole à Maître Eolas.
La balance de la justice (Michael Coghlan/Flickr/CC)
Dans le public, des avocats, étudiants en droit et journalistes – qui connaissent tous l’identité du blogueur – font mine de se tordre le cou. A la veille de l’audience, Maître Eolas s’est même fendu de quelques vannes, histoire de dédramatiser :
« On est d’accord qu’un avocat prévenu en vaut deux ? Je double mes honoraires à partir de demain. »
« Salir mon caca »
A regarder le blogueur devenu chair – calvitie, ton serré et léger embonpoint –, on en oublierait presque le fond de l’affaire. Celle-ci remonte à la fin 2011. Six mois avant l’élection présidentielle, l’IPJ met en ligne un « Pacte 2012 » qui demande notamment « l’impunité zéro pour les atteintes aux personnes et aux biens » et une « fermeté de précaution vis-à-vis des criminels dangereux ».
Cette pétition est accompagnée du témoignage de Joël Censier, « père de Jérémy, assassiné en 2009 ». Elle fait un tabac. Alerté par des lecteurs, Maître Eolas publie un long billet, pour décortiquer le propos de ce témoignage et dénoncer la « méthode » de l’IPJ, qu’il critiquera une nouvelle fois à l’audience :
« Je suis un juriste. Or, la méthode de manipulation de l’IPJ consiste à récupérer des faits divers et à faire appel à l’émotion, pas à la raison. […] J’avais déjà repéré cette méthode dans les commentaires de mon blog. »
Il s’autorise aussi quelques tweet plus épicés, dans lesquels il exprime son mépris pour l’IPJ d’une façon pour le moins fleurie :
@Anti_Nanti Que je me torcherais bien avec l’institut pour la Justice si je n’avais pas peur de salir mon caca.
— Maitre Eolas ✏️ (@Maitre_Eolas) 9 Novembre 2011
« Conchier » à l’imparfait du subjonctif
A l’audience, la question de l’injure aère des débats touffus. Expédions-la dès maintenant.
Lorsque Maître Eolas a écrit ce tweet, il sortait de garde à vue. « Pourquoi ? », demande la présidente, machinalement. « Pour des raisons professionnelles », rigole Maître Eolas. Il était tard, il a pensé à Rabelais, à Grandgousier, au torche-cul de Gargantua. Surtout, il pensait au pacte, pas à l’Institut :
« On peut se torcher avec un pacte, c’est du papier, pas avec un institut. »
S’ensuivent des dialogues savoureux entre le blogueur-avocat et maître Goldnadel où le terme « conchier » voisine avec l’imparfait du subjonctif. Plus tard, maître Moyart ose même un : « On ne va pas en remettre une couche… » Maître Eolas tient tout de même à préciser :
« Si je dois laisser une trace dans l’Histoire, j’espère que ce ne seront pas ces mots qui seront retenus. »
Puis la présidente demande : « Avez-vous encore des questions sur ces propos injurieux ? »
Et Maître Eolas ne peut s’empêcher de la reprendre : « Présumés injurieux. »
« Compteur bidon »
Mais là n’est pas l’essentiel. L’Institut pour la justice n’a surtout pas apprécié que l’on critique ses talents de compteur. En novembre 2011, Maître Eolas a ainsi relayé un graphique, qui tendrait à prouver que le compteur de la pétition était « bidon ». Le nombre des signatures semble y augmenter d’une manière drôlement linéaire…
Capture d’écran du tweet de Maître Eolas
Ce faisant, l’avocat s’est appuyé sur une poignée de développeurs ou fadas d’informatiques, qui se sont amusés à « grapher » le compteur de l’IPJ. Contacté par Rue89, l’internaute à l’origine de la fameuse courbe explique :
« [J’ai fait] un script qui interrogeait le compteur en boucle et stockait pour chaque requête, l’heure et la valeur du compteur. »
Les internautes suggèrent alors que cette courbe est l’empreinte d’un robot, pas de comportements humains. Dès lors, tout était imaginable : un bot remplissant le formulaire, le compteur s’incrémentant lui même…
Bataille des experts
A l’audience, Maître Eolas en rajoute :
« Malgré le volume d’échanges supposés, le serveur n’a quasiment jamais crashé. […] Des gens m’ont contacté pour me dire : “J’ai signé la pétition sous le nom de Napoléon Ier.” »
C’est qu’il y a des faits. Deux rapports d’expertise bourrés d’analyses sur le serveur, les requêtes, les adresses IP. Deux rapports qui semblent se contredire. Accrochez-vous :
celui demandé par Maître Eolas et son avocat semble appuyer l’idée que le chiffre des signataires était pour le moins fantaisiste. D’abord parce que l’adresse e-mail utilisée pour signer la pétition n’était pas vérifiée. Le champ pouvait être rempli avec n’importe quoi. Ensuite, parce que l’un des fichiers, dans l’architecture du compteur, augmentait la statistique d’une valeur de 27. Ce qui prouverait une « volonté d’augmenter artificiellement le nombre de signataires supposés ». Enfin, parce que l’expression « déjà N signataires » était « abusive » puisqu’il n’était pas vérifié que le chiffre donné correspondait bien à des personnes physiques ;
l’autre expert, du côté de l’IPJ, se focalise sur une attaque informatique. Plus de 30 000 clics ont été lancés depuis la même adresse IP. Or, l’expert note que, « comme par hasard », l’assaut a eu lieu « huit minutes avant le début de la courbe » postée par Maître Eolas. Est-ce que cela l’a faussée ? Lui s’est en tout cas employé à retracer un histogramme, minute par minute, qui montre des irrégularités dans la fréquence des signatures. Preuve, selon lui, de leur origine humaine. Enfin, il assure que le nombre de signataires est consistant avec des données de fréquentation, comme celles de Google Analytics. Quant aux « 27 » signatures de trop, elles correspondaient à celles des membres de l’IPJ.
Extrait du rapport d’expertise
« Pas de vérification des mails »
Lors d’une pause d’audience, maître Moyart, qui défend Maître Eolas, résume :
« Nous ne disons pas que le chiffre est trafiqué, nous disons qu’il est invérifiable. L’expert montre que n’importe qui pouvait signer le pacte, éventuellement plusieurs fois. Il n’y avait pas de vérification de l’adresse mail. »
La seule limite ? On ne pouvait pas renseigner deux fois la même adresse mail. Pointilleuse, la présidente du tribunal veut s’assurer qu’elle a bien compris et agite une page web imprimée. Elle n’a pas l’air convaincue lorsque Xavier Bébin, secrétaire général de l’IPJ, assure que « vous ne pouvez pas attendre le même degré de vérification [de ce type de pétition] que d’un vote avec carte d’identité et carte électorale. » Lui suggère que toutes les assos font pareil, de Greenpeace à Amnesty.
Il tient à rappeler que, à l’époque, Maître Eolas était suivi par « environ 80 000 » followers, dont « la quasi-totalité des journalistes judiciaires et des politiques ». Visez le préjudice ! Pour lui, bloquer les adresses IP identiques aurait faussé le résultat :
« Nous avons eu, par exemple, 30 000 signatures depuis une adresse IP d’Air France. Mais ce sont des gens différents. »
De sa voix grave, maître Moyart lui demande s’il peut « affirmer que 1,7 million personnes physiques, distinctes, ont signé ce pacte ». Xavier Bébin laisse alors échapper le nœud du problème :
« Oui, à 200%. Les données de Google Analytics coïncident parfaitement avec le nombre de signataires. Il y a bien eu 1,7 million de signatures. Mais je ne peux pas vous certifier un chiffre à l’unité près, car, oui, une même personne pouvait signer avec deux adresses mails. Mais il y a une différence entre dire que le compteur n’est pas parfait et dire que nous le truquons volontairement. »
Tout est là.
« Pas bidonné, mais bidon »
Ça se précise. Maître Eolas le répète plusieurs fois :
« Je ne dis pas que le compteur a été bidonné. Je dis qu’il était bidon, qu’il n’était pas fidèle à la réalité. »
Mais il ajoute aussitôt que l’IPJ aurait pu très facilement vérifier les adresses mails : sa légèreté était volontaire. Sur Internet, plus les mailles du filets sont lâches, plus la pêche est bonne. Selon lui, il était dans l’intérêt de l’IPJ de laisser tourner un système de pétition sans vérification des identités pour gonfler les chiffres.
Qu’en pensent les internautes à l’origine de la courbe ? Joint par Rue89, Marc Planard, un développeur de jeux vidéo, également cité à l’époque par Maître Eolas, explique avoir lui aussi fait « un script pour récupérer à intervalle régulier la valeur du compteur » :
« Sur une période assez courte, la courbe était effectivement étrangement linéaire. Mais le lendemain matin, nous étions plusieurs à avoir enregistré les valeurs sur 24 heures et la courbe était plus attendue, avec un creux la nuit. Une courbe classique. »
Même maintenant, il n’est sûr de rien. Délibéré le 6 octobre.
Source Article from http://rue89.nouvelobs.com/2015/07/07/maitre-eolas-vs-institut-justice-petition-etait-bidon-260153
Source : Gros plan – Google Actualités